Chapitre 5 : Face aux cendres

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Nightingale, en se réveillant, a l'impression déplaisante d'avoir fait une chute de plusieurs étages à travers les échafaudages de l'entrepôt de Luke. En tout cas s'il en croit les douleurs désagréables irradiant dans chacun de ses muscles. Il lui faut plusieurs longues minutes pour ouvrir les yeux, les refermant aussitôt devant l'avalanche de lumière qui l'assaille. L'intérieur de sa bouche, curieusement, lui renvoie un arrière goût de cendres fort désagréable.
Il prend une grande goulée d'air, surpris de ressentir une profonde contracture dans sa gorge, avant de commencer à remuer prudemment. Il n'a aucune idée de ce qu'il a fait la veille, mais cela devait être une sacrée soirée...

En tentant de bouger, il réalise rapidement que quelque chose lui retient le bras. Ouvrant cette fois franchement les paupières, grimaçant devant la lumière trop franche, ses yeux font maladroitement le point sur une main serrant sa sienne.
Incongru...
Suivant les yeux le prolongement de cette main, quelle n'est pas sa surprise, de trouver, assis par terre le buste à moitié sur le lit, un homme... Un homme ?
Nightingale penche la tête, intrigué.
Appuyé contre son bras, ses cheveux châtain clair parés d'une étonnante mèche blanche tombant en rideau devant son visage, cet inconnu dort du sommeil du juste malgré une position qui ne doit pas briller par son confort. Son souffle lent soulevant sa poitrine à intervalles réguliers.
La main du Ménestrel fermement tenue dans sa paume.

Nightingale lève un sourcil surpris.
Et, regardant alentour, il réalise qu'il n'a vraiment aucune idée d'où il se trouve, ni de qui peut bien être cet individu si farouchement attaché à lui. Se redressant prudemment, de manière à ne pas réveiller cet inconnu dont la respiration lente soulève à intervalles réguliers quelques-uns des cheveux dissimulant ses traits, il réalise à quel point tout son corps lui fait mal. Bien plus mal que des courbatures après une soirée trop arrosée ou un spectacle intense...

Se dégageant avec la plus extrême délicatesse de cette poigne, veillant à ne pas déranger le dormeur, Nightingale repousse les draps pour constater, à sa grande surprise, que les vêtements qu'il porte ne sont pas les siens. À la place, il se retrouve face à une espèce de pyjama un peu large, d'un tissu de belle facture.
Il se connaît assez pour savoir qu'il n'aurait pas emprunté ce genre de matière trop coûteuse.

Cette nouvelle information ajoutant à sa perplexité. Dans quel contexte s'est-il retrouvé dévêtu, exactement ? Et où sont parties ses propres guenilles ?
S'asseyant sur le rebord du lit, il tente de mettre en ordre ses souvenirs de la veille. Il n'est pas en danger immédiat, sinon personne n'aurait pris le temps de lui prêter des affaires dignes de ce nom...
Les quelques bandages disparates dont on a pris soin de le couvrir ne font rien pour l'aiguiller.
S'est-il retrouvé dans une rixe quelconque ? Et comment ?
Mais, apparemment on s'est occupé de lui. Rassurant.
Il jette un œil à l'endormi. Est-ce lui qui a pansé ses plaies ?

Le Ménestrel passe une main dans ses cheveux en désordre, et retrace mentalement son itinéraire après son spectacle de la veille.
Luke l'avait invité à une soirée de la Guilde, mais, trop fatigué par ses journées bien remplies, et souhaitant se reposer avant le grand gala de clôture de BloomFall du lendemain, il avait refusé, pour rentrer directement chez lui.
Là, il se souvient d'avoir fermé sa porte, et... Pas grand-chose après ça. Curieux.
Haussant les épaules, il se raisonne, sachant qu'il aura forcément la solution à ce mystère à un moment où à un autre.
Il va pour l'instant essayer de savoir où il se trouve. Certes, il pourrait réveiller ce qu'il pense être son hôte, mais... Pourquoi ne pas profiter de ce temps livré à lui-même pour musarder un peu de son côté ? On en apprend toujours plus par soi-même...

Prenant garde à ses muscles endoloris, il se lève sans bruit, appréciant le riche tapis sous ses pieds. Regardant son environnement avec curiosité, et attention.
La pièce, ressemblant tout à fait à un refuge, une sorte de nid douillet pour un animal voulant profiter de sa tranquilité, est faite de bois, les murs porteurs étant en pierre massive, moëllons calcaires légèrement effrités par le temps, et vu l'inclinaison du plafond, ils se trouvent sous les combles. La vitre du petit vastistas est en verre soufflé, présentant quelques imperfections à sa surface. Un style d'artisanat que Nightingale ne connaît que trop bien. Shiny City, donc, ou ses environs, donc...
Un petit coup d'œil à l'extérieur lui donne raison. Pas loin du fleuve, près de Golden Teeth... En voilà un petit appartement bien loin de sa propre masure...
Le Ménestrel sourit ensuite devant les petits mobiles habilement assemblés qui pendent du plafond, notant leur subtilité structurelle dans un coin de sa tête.

Puis il furète sur les étagères.
S'il pensait que les meubles poussés contre les murs pouvaient être de trop belle facture pour un appartement d'une pièce sous les combles, guère plus qu'un grenier aménagé, que dire alors de tous ces livres et bibelots bien alignés sur de nobles étagères de chêne.
De beaux ouvrages reliés de cuir, dorés à la feuille, qui doivent valoir à eux seuls le prix d'une belle maison de Keepers Street... Il y trouve aussi des cahiers d'exercice, soigneusement annotés, dont certains ne datent pas d'hier...
Sur le bureau, la papeterie est tout aussi noble. Assemblage disparate de stylos d'or, d'argent et de métaux précieux. Son hôte semble accumuler les breloques de luxe avec la maniaquerie d'une pie sous excitants. Il étouffe un petit rire avant de continuer son tour de l'appartement.

Le coin cuisine est plus que spartiate, mais, constate-t-il en regardant la salle de bain, ils ont l'eau courante, et chaude, de surcroît. Et oui, "ils", absolument. Son dormeur ne vit probablement pas là tout seul. L'appartement est habité par au moins deux âmes, si le Ménestrel en croit les deux serviettes posées près du baquet, les deux brosses à dents, et les deux tailles différentes de paires de chaussures jetées sans ménagement près de la porte.
Les plus grandes d'entre elles l'interpellent, et afin de donner corps à ses suppositions, il attrape une de ces bottines de cuir noir, pour vérifier le mécanisme de crampons dissimulés sous sa semelle.
Intéressant...

Désirant à présent en savoir plus sur le propriétaire des lieux, il retourne s'agenouiller devant l'homme endormi devant le lit, et avec mille précautions, écarte le rideau de cheveux, intrigué par cette mèche blanche comme neige longeant sa tempe droite...
Le Ménestrel ne s'attendait pas à se retrouver devant un visage si jeune. Son hôte doit avoir une vingtaine d'années, moins que ne le laisserait deviner la musculature sèche de son corps délié.
Nightingale se rapproche. Ce visage lui dit quelque chose, mais il n'arrive pas à le raccrocher à un souvenir. Et, pourtant...

Nightingale est un poète, mais la beauté fait tellement partie de son quotidien qu'il en s'en trouve parfois fatigué. Trop banale, la beauté se trouve à chaque coin de rue, et ne l'intéresse plus vraiment qu'en tant que concept distant. Mais contrairement à cette idée fragile d'ennuyeuse perfection, ce qui ne manque jamais de toucher son âme de Ménestrel, c'est la grâce...
L'immobile grâce des anges de marbre. La majesté éthérée et immortelle d'une grâce impalpable, indéfinissable, et qui pourtant, vous broie les os dans la violence de son emprise. Le visage qui se trouve sous les yeux en porte la facture, l'empreinte.
Un nez fin, des traits bien découpés, une mâchoire franche, et une bouche aux lèvres aussi déliées que charnues. Lui rappelant un peu celles de Muse, qui porte en elle la même trame tragique dessinée dans les méplats de ses joues sèches.
Ces traits si jeunes portent une tension, une vivacité qui tend les muscles même sous l'emprise du sommeil... Vivants. Mobiles. Magnifiques.

Nightingale ne peut s'empêcher de sourire face à cette vision inattendue. Mais se demande tout de même... Si ce visage lui évoque quelque chose, pourrait-il avoir fait la rencontre de ce jeune homme hier soir ?
Et dans ce cas... Qu'est-ce que le Ménestrel fiche ici ? Il fronce les sourcils, une idée déstabilisante s'écrivant en lourdes lettrines dorées dans son esprit.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant