Chapitre 3 : Deux menaces, deux promesses.

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Descendant de la calèche qui l'emmène dans la demeure principale de Langley, aidée par la main d'Emyl qui suit à la lettre son rôle de valet discipliné, lui tendant un large parapluie pour protéger la soie vert Langley de sa robe, Enora lève la tête vers l'extérieur de la maison de son adolescence.
Ici, les façades sont blanches, immaculées. Les murs de pierre et d'acier mêlés imitent les élégantes arches et tours de l'Ancien Royaume dans cette structure défiant les nuages, dômes et coupoles de métal ornant le calcaire blanc ouvert de larges fenêtres de verre coloré. Le large manoir semble s'envoler vers la nuit dense d'un ciel sans étoiles. Et les lumières vibrant à chaque fenêtre, orgueil d'un gaspillage d'énergie éhonté, déchirent le rideau de la pluie qui tombe depuis la veille sur tout Hillmoore.

Étrange sensation, se dit-elle, tout en passant les colonnades ornant le porche, que de revenir dans la maison de son adolescence comme une étrangère. Cette maison, ce palais, était le sien. Elle en connaît chaque recoin, chaque tableau, chaque tapisserie, chaque ombre et chaque reflet de verre coloré.
Arrivant dans l'antichambre, un valet en livrée verte lui prend son manteau. De quelques gestes polis et respectueux. Mais il n'arrive pas à dissimuler un fond de désapprobation, une teinte de mépris au fond de son œil.
Quand elle se dirige vers la fastueuse entrée, digne d'un palais, laissant le bois de ses talons claquer sur les carreaux de marbre, Enora peine à maîtriser le tremblement de sa mâchoire, à feindre un dédain qu'elle porte désormais en rempart à cette certitude : même aux yeux des petites mains travaillant au manoir, elle n'est plus qu'une paria.
Un déshonneur pour sa famille, une tache sur l'impeccable lignée des Langley.
Acquittée de ce complot ourdi par sa sœur ou non, cela n'a plus d'importance. Plus personne ne la respecte comme une héritière. Elle n'est plus qu'un fardeau pour son sang. Une Seconde fille, utilitaire au mieux. Utilisable. Jetable dès que son nom aura été transmis à sa lignée.
Comme l'était son père.

Arrivée au bas du grand escalier double menant vers la suite de la demeure, elle ne peut s'empêcher de s'attarder au pied du grand tableau représentant sa famille réunie sur une peinture d'une taille gargantuesque. Leur clan s'étalant, monumental, sur toute la hauteur d'un mur.
Leur Oncle, aux côtés de feu sa femme, une très haute bourgeoise, dont l'alliance a terminé de sceller le monopole de leur famille sur toute la production énergétique de la ville. Ensuite, vient Père, et ses beaux yeux verts illuminant son teint d'ébène. Et leur mère, ses cheveux roux et ses lèvres pincées. Elle est toujours en vie, quelque part, ayant pris ses congés à Ermir, de l'autre côté de la frontière nord, une fois ses filles rendues à la famille à qui elles étaient destinées. Ne donnant plus signe de vie depuis des années. N'ayant pas l'intention de reprendre contact avec ceux qu'elle n'a jamais fréquenté que pour profiter d'une alliance assez satisfaisante pour financer sa retraite.
Et assises devant ce petit monde, une Enora de quinze ans, le cou droit dans sa parure de satin, sa petite sœur, boudeuse, assise à côté d'elle.
L'image fausse d'une famille unie par une seule ambition : faire perdurer leur PrésiDuché.

Enora se recueille quelques secondes devant l'image de son père. Étouffant le manque dans sa poitrine. Les tableaux représentant Will Langley sont nombreux dans le manoir. L'oncle veillant à ce que l'image de son défunt frère ne soit jamais oubliée. Par devoir, peut-être. Peut-être également pour rendre le séjour entre ces murs moins pénible aux deux filles presque orphelines...
La PrésiDuchesse, guidée par un valet, poursuit son chemin, Emyl sur ses talons. Refusant de montrer son embarras, resserrant sa coûteuse fourrure sur ses épaules, luttant contre le froid qui a toujours, même au sein des plus chauds étés, persisté entre ces murs.
Le froid de High City est différent de l'humidité persistante de Basse-Terre. Là-bas, la moiteur constante pénètre les articulations en été comme en hiver. Ici, en haut, elle passe sur la peau comme un uniforme de métal. Sans jamais se réchauffer au contact de la chair.
Il fait froid à Hillmoore. Il a toujours fait froid. Même en plein soleil.

Les couloirs n'en finissent plus, le valet les conduisant dans l'aile d'habitation du manoir. Longue marche sur des tapis de brocart, sous une multitude de lustres à gaz éclairant la solitude des arches de métal et de marbre barrées de quelques poutres surnuméraires empêchant l'effondrement de la toiture...
Dans le silence des pas étouffés, seulement perturbé par le martèlement sans fin de la pluie sur les carreaux des trop hautes fenêtres, sous les regards des domestiques qui s'inclinent, dans un respect de façade, sur son passage. Seule la présence d'Emyl lui donne un sentiment de familiarité au milieu des fantômes de son adolescence. Cette autre vie, quand, Lucia sur ses talons, essayant de l'accompagner partout, elle vivait une vie d'insouciance et de faste. Entre salons et galas, occupée seulement de sa personne, sans égard pour quiconque.

L'heure du repas est depuis longtemps terminée. La réception de ce soir s'est déroulée sans elle. Pour un bien comme pour un mal. La nausée de ces réceptions sans fin commence à se coincer au fond de sa gorge.
Néanmoins, son oncle l'a fait mander, et elle n'a pas le droit de se soustraire à ses attentes.

Le valet les conduit jusqu'au petit salon. Pièce préférée d'Oncle Langley. Là où il se délasse de ses journées de diplomatie, et où il reçoit pour ses rencontres les plus personnelles.
Enora voit ça comme un bon signe...
Mais, avant qu'elle ne puisse passer la porte, le valet se place face à elle, levant une main autoritaire.
"Lord Langley," annonce-t-il, son visage dénué de toute expression, "souhaite vous voir seule. Sans votre serviteur."
La PrésiDuchesse se tend imperceptiblement à cette annonce. Mais dissimule sa nervosité en adoptant son air méprisant le plus adapté, image de la plus parfaite autorité offensée.
"Mon serviteur m'accompagne où que j'aille," sa voix claque, sèche. "Ce n'est pas négociable."
Derrière elle, elle sait qu'Emyl ne bouge pas d'un poil, sentant émaner de lui une nervosité égale à la sienne. Qu'on veuille les séparer dénote l'importance de la conversation à venir. Mais elle n'a plus assez confiance en sa famille pour éliminer la possibilité d'un traquenard.
Quelle idiote elle a été de refuser les armes proposées la veille par Helen...

"Lord Langley," continue le valet, ne montrant aucune émotion face à son attitude, "a été très clair dans ses consignes. Et m'a précisé de vous faire attendre devant cette porte le temps qu'il faudrait pour vous ramener à des dispositions plus... raisonnables."
Le ton dans sa voix dissimule à peine sa satisfaction, malgré le professionnalisme absolu de son attitude. Le valet doit boire du petit lait en traitant une des héritières de la famille comme un commis de cuisine.
Enora n'a pas le choix. Elle doit céder.
Bien sûr, elle pourrait plaquer le pauvre homme contre le mur, et entrer en force dans la pièce. Mais cette attitude, qui aurait pu être la sienne jadis, ne lui rendrait pas service à présent. Et elle n'a plus d'autre choix que de faire le dos rond, et obéir.

"Dame Langley," intervient Emyl, se plaçant respectueusement à ses côtés, s'inclinant légèrement. "Je reste à votre disposition ici, autant de temps qu'il le faudra. Je ne suis jamais bien loin pour protéger vos intérêts."
Elle hoche la tête. Reconnaissant le code dont ils ont convenu des mois plus tôt. Si elle a besoin de lui, elle n'aura besoin que d'un mot pour qu'il défonce la porte, sabre au clair.
"Fort bien," concède-t-elle. "Tenez compagnie à ce monsieur tandis que je discute avec mon oncle. Veillez à le mettre à l'aise."
"Bien, Dame Langley," répond le sabreur, relevant la tête pour jeter au valet un sourire assassin. Le pauvre homme déglutit avec force. Bien, se dit Enora, voilà au moins qui remet les pendules à l'heure. Sans vouloir terrifier les braves gens qui travaillent dans High City, il est parfois bon de rappeler qu'on ne lui bave pas impunément sur les rouleaux et qu'il lui reste au moins une personne auprès d'elle pour assurer ses arrières.

Le valet, retrouvant rapidement contenance, lui ouvre ensuite la porte, la laissant entrer dans le petit salon.
La pièce, d'une hauteur sous plafond raisonnable, est aussi accueillante qu'il est possible dans ce genre de manoir d'apparat. Quelques murs recouverts de livres qu'on ne lira jamais, entassés dans des bibliothèques de bois précieux, un cabinet à liqueur bien fourni, et de profonds sièges matelassés postés devant un âtre ronflant. Les craquements des bûches s'entendant à peine sous le martèlement constant de la pluie se fracassant sur l'unique fenêtre aux carreaux peints coupant le mur du fond.

"Entre, ma fille, entre," lui fait signe son oncle. Décontracté, sa chemise de soie entrouverte, ses manches remontées, il couve un brandy bien entamé dans un verre de cristal.
Mais ce qui fait tiquer Enora, c'est la main, pâle, détendue, élégamment posée sur l'accoudoir d'un fauteuil dont la jeune PrésiDuchesse ne voit pour le moment que le dossier. Oncle Langley a un visiteur.
Un visiteur marié, si le clinquant bracelet d'or passé à son poignet peut en témoigner.

S'approchant lentement de son oncle, qui fait servir un autre verre par le domestique présent dans la pièce, se dirigeant vers la confortable assise qu'on lui désigne, Enora surveille du coin de l'œil cet inconnu.
Qui est en réalité une inconnue.
"Laisse-moi te présenter," se rejoint Oncle Langley, désignant l'étrangère. "Tally, très chère, voici ma nièce, dont je vous ai si souvent parlé. Et Enora, voici Lady Tally. Veuve de ce très regretté Garnié Tally."
"Enchantée, Lady Tally." La voix d'Enora est polie, tandis qu'elle s'assoit à droite de son oncle, dans un haut fauteuil, directement face à l'étrangère.
"Moi de même, ma chère enfant," énonce cette dernière, d'une voix musicale. Parfaitement maîtrisée.

Assise, un verre à la main dans une robe pigeonnante de velours vert mettant en valeur la pâleur de sa peau et le rouge de sa bouche, son col plongeant montrant une gorge splendide, recouverte des plus beaux tatouages qui ornent de son cou à ses mains, remontant jusqu'à ses oreilles. Tout son être évoque une séduction flamboyante.
Pas celle, innocente, de la jeunesse, non. Lady Tally a l'air de frôler la cinquantaine, à en croire les légers sillons qui creusent ses commissures, et la peau de son cou légèrement détendue. Mais la grâce formidable, triomphante, de celle à qui le pouvoir et l'assurance donnent des airs de madone. Accordant à sa beauté de chair la noblesse du marbre des meilleures statues.
Cette femme tient dans sa main les vies de milliers d'humains, semblable aux déesses des cathédrales. Cela se sent, cela se voit. De la manière assurée dont son sourire se pose délicatement sur le verre de son brandy, au tintement doucereux de sa voix. Une femme puissante... La conseillère dont Oncle Langley a fait si souvent mention, à n'en pas douter.

"Tally..." demande Enora, déterminée à ne pas se laisser impressionner, croisant ses jambes sous la soie de sa robe, "Le PrésiDuché des travailleurs d'En-Bas ?"
Les trois plus gros PrésiDuchés sont les Langley, responsables de la distribution énergétique, ainsi que celui de l'Agroalimentaire, sous la coupe de Lady Werbert, possédant le MeatShop et Money River, et pour finir, celui de l'eau, contrôlant les ponts, et toute la distribution des plomberies d'Hillmoore. Mais malgré cet étalage de puissance, ces trois mastodontes contrôlant à eux seuls la moitié des voies de l'assemblé, le PrésiDuché des travailleurs les talonne de près.

Enora se souvient de Garnié Tally. Son conglomérat de CorpoBarons étant un peu particulier, parce qu'il ne possède pas des usines et des manufactures, mais bel et bien des Guildes et des travailleurs. Rendant ses activités vaguement obscures aux yeux des autres puissants de l'Assemblée. Les Tally ont passé énormément de temps à se hisser à ce niveau de puissance économique. Mais, possédant les contrats de travail et les budgets de la moitié des travailleurs de Hillmoore, ce sont eux qui allouent aux Guildes leurs budgets annuels, reçoivent leurs taxes, et règnent sur Servant Side. Une des rares quartiers résidentiels de la Rive Droite, où vivent la majorité des domestiques travaillants à High City.
Quand l'Assemblée doit décider du budget des fêtes, c'est par les Tally et leurs innombrables bureaucrates que ce budget sera distribué. Leur puissance immatérielle se situe dans le peuple, et dans la force des bras, des mains, des esprits de milliers de Sulverayns...

"Absolument," confirme Lady Tally, son sourire presque convaincant dévoilant des dents d'une blancheur irréelle. Probablement des implants. "Mon regretté Garnié," elle touche avec un air presque triste son bracelet d'or," m'a laissé les clés de la maison et de ses affaires en nous quittant, l'année passée. Cela n'a pas été facile de reprendre les choses en main," avoue-t-elle, d'un petit rire faussement humble, "Mais avec le succès du dernier BloomFall, et de ses spectacles, je dois avouer que l'on ne s'est pas trop mal débrouillé."

"Absolument, ma chère," offre le Lord, levant son verre à la santé de son invitée. "Les ducats que vous avez alloués aux Ménestrels ont été bien dépensés. Et je gage qu'ils le seront également pour la célébration d'Indépendance qui approche."
"Oh, vous me flattez," elle bat élégamment des cils en direction de l'Oncle Langley, devant une Enora un peu mal à l'aise. "J'ai fait passer le message par mes gens aux Manteaux Bleus. Leur budget est pratiquement illimité cette année, pour peu que la célébration de l'Indépendance arrive à éblouir suffisamment nos invités de l'étranger. Il est temps que ces chers Atelanais se rendent compte de notre supériorité, et rien de tel que de paver leurs chemins d'or pour qu'ils réalisent que leurs petites escarmouches perpétuelles à la frontière Sud ne nous causent aucun tort. Et que nous avons les moyens de les écraser comme nous l'avons fait de l'Ancien Royaume."

Enora écoute attentivement tandis que le Lord répond avec enthousiasme à son invité.
La guerre non déclarée qui oppose Sulver et Atelagne se déroule autant dans les salons que sur le front. Et Lady Tally a l'air déterminée à défendre la réputation des Sulverayns à grand coup de fanfreluches. Une stratégie de la magnificence comme arme de découragement de l'adversaire qui date de l'Ancien Royaume et qui, sans être tombée en désuétude, n'a jamais été utilisée comme réelle arme tactique depuis la chute des Rois.
Ma foi... Pourquoi pas, se dit la PrésiDuchesse. Après tout, les ducats dispensés aux Guildes pour la fête de l'Indépendance iront directement dans les poches de Luke, et serviront malgré la Lady à alimenter la révolution... Comme quoi... L'Assemblée crée ses propres ennemis, et fournit en toute inconscience des armes à ses détracteurs...

Enora, sans se désintéresser de la question des budgets de fêtes, veut en savoir plus sur cette femme. Qu'elle n'a jamais croisé lors des salons qu'elle fréquente, et qui ne se trouvait pas encore dans le sillage de l'Assemblée avant son départ pour Basse-Fosse.
"Je regrette, Lady Tally," demande la PrésiDuchesse, d'un ton presque poli, "mais je n'ai pas souvenir de vous avoir vu au bras de Lord Garnié Tally auparavant. J'en déduis que vos épousailles étaient plutôt récentes ?"
"Auparavant," souligne cette dernière, d'un ton poli. "Avant votre incarcération ? Quand ce regrettable incident a-t-il eu lieu, très cher, rappelez-moi ?" demande-t-elle, d'un air de fausse innocence, au Lord qui la regarde dévotion.
"Il y a cinq ans, il me semble," répond ce dernier, tournant son regard vers sa nièce. "Enora est revenue dans notre bonne société un peu après le dernier BloomFall."
"À la bonne heure," Lady Tally envoie un sourire triomphant à Enora, "Cela aurait été dommage de nous priver de son charmant minois. Voilà qui fera des ravages auprès de la bonne société des ambassadeurs et Duchés étrangers."

La jeune PrésiDuchesse resserre légèrement sa main sur son verre, ravalant son humiliation. Cette femme a l'air de tout savoir de son histoire, et ne se gêne pas pour lui faire entendre. Mais Enora n'est pas si potiche que Tally semble vouloir le croire.
"Cinq ans, en effet," répond-t-elle avec aplomb, battant du pied avec décontraction, faisant froufrouter la soie de sa robe, "Vous avez donc convolé avec Lord Garnié dans ce laps de temps. Quelle tristesse qu'il nous ait quittés. Mais je sais aussi la passion des Tally pour la pérennité de leurs corporats. Vous avez dû être un beau parti pour lui, s'il a concédé à vous épouser après son premier veuvage. Votre famille possédait-elle une baronnie ?"
Le petit rire délicat de la Lady qui pose sa main sur celle de l'Oncle Langley court sur les nerfs d'Enora, griffant sa patience. Ce qui reste de son orgueil de jadis tolérant mal que l'on se moque d'elle devant sa famille.

"Ma foi, très cher," déclare Tally au Lord qui lui envoie un sourire charmé, "votre nièce est pleine de feu, comme vous me l'aviez annoncé. Voilà une petite femme qui ne sait pas où es sa place. Vous n'êtes plus une Première, ma fille," lance-t-elle ensuite à Enora, sirotant sa coupe avec délectation, "vous n'avez pas à vous embarrasser des histoires de succession. Ma famille était des plus fortunées, et nos commerces avec l'étranger, des plus profitables pour mon regretté Garnié. Mais vous, la seule chose qui vous intéresse, c'est avec quel parti vous pourrez rendre service à votre famille. Nous allons vous trouver un bon mari, qui vous mettra à l'abri de cette société, le temps que vos petits ennuis soient oubliés, n'est-ce pas ?"
"Je vous l'avais dit, très chère," acquiesce le Lord, baisant la main de son invitée, "elle a beaucoup de mal à se faire à son changement dans la ligne de succession. Ses prétendants fuient aussi vite que possible face à son caractère, ainsi que tous les marieurs de bonne volonté à qui j'ai essayé de la présenter. Je me fie à vos conseils pour lui faire entendre raison et lui montrer où se situe son intérêt."
"Vous êtes trop coulant avec elle," susurre Lady Tally. "Votre bonté vous perdra, mon ami".

Enora étouffe un haut le cœur sous le masque de son dédain.
C'est comme voir deux prédateurs, deux serpents venimeux, se faire des cajoleries, entre ses pieds. Cette femme n'a pas les attitudes d'une PrésiDuchesse, mais celle d'une courtisane. Une courtisane cajolante, qui use de son intelligence et de ses atours pour gagner les faveurs des puissants.
Enora les a déjà vu faire, ces belles dames et beaux messieurs venus des bordels, elle connaît leurs tours autant qu'elle respecte leurs talents. Mais jamais, au grand jamais, elle n'a pu observer ces attitudes chez les puissants de l'Assemblée.
Il va falloir qu'elle se renseigne sérieusement sur les origines de cette femme. Afin de comprendre son intérêt dans cette histoire. Après tout, en tant que Tally, elle siège déjà à l'Assemblée. Il n'y a pas de poste plus haut dans tout Sulver. Pourquoi chercher à toute force à entrer dans les petits papiers de l'Oncle Langley... ? Probablement pas par bonté d'âme.

"Mais, Lady Tally," demande Enora, feignant l'innocence, "pourquoi vouloir à tout prix me trouver un mari ? Vous n'êtes pas de notre famille..."
"Votre oncle, ma petite," explique-t-elle, faisant un geste négligeant du bout des doigts, tendant son verre vide immédiatement rempli par le serviteur présent dans la pièce, "a été d'un soutien prodigieux envers moi à la mort de mon très cher Garnié." Elle marque un temps de circonstance, baissant ses paupières, entourant presque modestement le bracelet de son mariage de ses doigts, tandis qu'Oncle Langley se précipite pour lui prendre la main, la consolant de ce chagrin de carnaval.
"Je dois à votre Oncle," continue-t-elle, très digne, "la plus profonde amitié. C'est en l'honneur de cette amitié, que, quand il m'a fait part de ses soucis à vous trouver un époux, mon enfant, je lui ai proposé mes contacts."

"Oh, très chère," apaise l'Oncle, "même si votre assistance est fort appréciée, vous ne me devez rien..."
"Mais si mon ami, mais si," rit-elle, charmeuse. "Votre humanité est un trésor qui se doit d'être chéri, surtout dans les cercles froids de l'Assemblée où chacun ne se préoccupe que de son sort. C'est pour cela que j'ai décidé de vous faire partager mes liens à l'étranger. Il ne sera pas dit que je sois une ingrate. Voyez-vous, ma fille," elle se tourne vers Enora, qui serre les dents. "Votre réputation, ici, à Hillmoore, ne vaut plus rien, moins encore que celle d'un domestique pris à voler dans l'argenterie. Malgré le nom de votre famille, il n'y a pas un de nos PrésiDuchés, ou CorpoBaronnies, qui souhaiterait s'encombrer de vos casseroles en plus de votre caractère. Alors, si mes contacts à l'étranger, qui ne connaissent rien de vous et de vos petits désagréments, peuvent vous éloigner de cette cité, tout le monde s'en trouve gagnant, n'est-ce pas. Vous serez à l'abri, et votre oncle, rassuré sur l'avenir de sa lignée. Votre chère sœur, la Toute-Mère bénisse cette brave Lucia, est bien trop occupée avec la succession politique pour s'encombrer de la corvée d'avoir à produire des héritiers."

"À l'étranger, donc ?" Enora, qui n'a même pas le cœur à se pencher sur ces insultes à peine déguisées, sent sa voix se serrer dans sa gorge, comprenant que l'étau de sa destinée de Seconde fille se referme sur elle. "Je pensais que l'option n'était pas encore sur la table. Il y a nombre de CorpoBarons venant d'autres villes en Sulver..."
"Avec votre nom," explique Tally, d'un rire clair, "ce serait du gâchis de commettre une mésalliance avec un simple corporat. J'en ai parlé à ce cher Philippe..." Elle désigne Oncle Langley, et Enora note avec effroi que l'utilisation de son prénom semble faire... glousser son oncle. Glousser ?
"Et nous sommes tombés d'accord," continue-t-elle, "mieux vaut vous marier avec un Duc étranger. Leur puissance, là-bas, est presque égale à celle des Rois de jadis en Sulver, ils ne sont pas ennuyés par les ingérences des corporats, et votre famille, avec une telle alliance, pourra se targuer d'être pratiquement en contrôle d'un des pays voisins. Ne serait-ce pas merveilleux, très cher ?"
"Si fait, mon amie," opine l'Oncle Langley, visiblement satisfait. "Malgré l'étendue de mon réseau, le vôtre me surpasse en ce qui concerne les liens avec nos voisins, et sans votre concours je n'aurais pu rêver pareille alliance."

Les oreille d'Enora s'emplissent d'un profond bruit blanc.
À l'étranger. Elle va réellement être envoyée loin de Sulver... Et là... Elle n'aura plus aucune chance d'échapper à son destin. Elle resserre sa main sur son verre pour limiter ses tremblements.
Et celle femme qui parle, monopolisant l'attention, jusqu'à museler de ses minauderies l'Oncle Langley, pourtant connu pour être un homme de tête. Présentant ses idées nauséabondes comme si elle leur faisait à tous deux une faveur... Une faveur... En envoyant Enora à l'étranger, en la vendant au plus offrant...
"Mais pour ça," continue Tally, imperturbable au malaise de la jeune PrésiDuchesse, "il va vous falloir arrêter de repousser de votre petit orgueil tous les prétendants qui se pressent à votre portillon. Votre beauté est un atout, et votre nom, votre ticket de sortie. Ne reste qu'une ombre au tableau, si vous cessez vos sottises, et je parle bien sûr de votre amant."

"Pardon ?" Enora, sortie de sa torpeur, n'a pas réussi à se maîtriser à temps.
"Le laquais de Basse-Fosse qui vous suit comme un chien ou que vous alliez," explique la Lady, pépiant derrière son verre, comme si elle parlait du beau temps. "Il est beau garçon, je le concède, et nul doute que vous ayez trouvé votre compte en le remontant avec vous du bouge où vous vous êtes traînée pendant quatre ans. Mais il va falloir arrêter ces fadaises, ma fille. Vous ne pouvez pas vous complaire avec un gigolo pendant que votre pauvre Oncle se débat comme il le peut avec votre avenir. Un peu de sérieux. Je vous encourage fortement..." Et elle appuie ses mots d'un regard où ne brillent plus la moindre malice, seulement une volonté froide qui transperce Enora de part en part, "à vous débarrasser de cet importun au plus vite. Vous n'avez aucune idée de ce qui peut se dire à votre sujet dans notre bonne société. Oh, très cher," rit-elle, posant sa main sur celle de l'Oncle Langley, qui semble mort de honte, "j'en rougirais si je vous répétais tout ce que j'ai entendu. Les quolibets dans le dos de votre filleule m'effraient, savez-vous."

"Emyl n'est pas mon amant," déclare Enora, d'une voix forte, réussissant à invoquer toute sa morgue de jadis. "Il s'est mis à mon service en échange d'une rente annuelle, et sachant qu'on a déjà essayé d'attenter à ma vie, je répugne à m'en séparer. Il est là pour assurer ma sécurité, rien d'autre."
C'est la première fois qu'Enora se défend de ces rumeurs qui d'habitude l'arrangent bien. Mais là, pour l'heure, elle sent peser sur son ami et elle des menaces confuses, et ne peut laisser ces ragots la condamner.
"Ta, ta," Tally dégage ces paroles d'un geste de la main, "Erreur judiciaire à ce qu'on m'a dit, l'histoire est réglée. Que pouvez-vous bien risquer sous la protection de l'Assemblée ?"
Oncle Langley hoche la tête. "Je t'ai déjà dit plusieurs fois, ma petite, de donner son congé à ton serviteur. Il n'est pas convenable qu'il t'accompagne ainsi. Si tu crains pour ta vie, ce qui est une sottise à mon avis, nous en avons déjà parlé, tu peux bénéficier faire appel au soutien de la Garde civile de L'Œil, les Casaques Jaunes sont..."
"Emyl," reprend Enora, plus fort, "n'est pas mon amant ! Et je ne ferais confiance à personne d'autre pour me garder en vie."
"Et sa réputation à lui non plus n'est pas reluisante," continue Lady Tally, "l'histoire de ses frasques passées est en train de se répandre à travers toute notre société comme une traînée de poudre. Quelle idée de s'encombrer d'un coureur de dots de son espèce. Il ne manquerait plus qu'il vous engrosse, et personne ne voudrait s'encombrer de ce genre de bâtard. Je ne dis pas que vous ne pouvez pas vous payer des courtisans de ci, de là," annonce-t-elle négligemment, "ils sont là pour ça. Mais un gigolo ? De basse condition ? Mon enfant, vous avez perdu la tête."

Et quand l'Oncle Langley répond par l'affirmative, complètement sous le charme de cette femme qui le brosse dans le sens du poil, Enora comprend que son sort est désormais entre les mains de cette intrigante. Rien de ce qu'elle pourra dire n'aura plus d'importance.
Tout s'est décidé sans elle, elle n'aura qu'à peine réussi à retarder l'inévitable.
Une poigne de fer se resserre sur sa poitrine. Elle a envie de crier, mais aucun son ne sortirait de sa bouche, son souffle est coupé par l'angoisse.
L'idée de fuir, de fuir immédiatement, de tout arrêter et de sauver sa vie, la traverse. Brièvement.
Mais elle se reprend.
La Révolution a besoin d'elle. Besoin d'une personne infiltrée dans la haute. Besoin de quelqu'un qui surveille les allées et venues des PrésiDucs, qui écoute les rumeurs, et qui sache, le moment venu, comment paralyser l'Assemblée en un coup bien placé.
Quand ils prendront le pouvoir, quand la Révolution prendra le pouvoir, il faudra que cela se fasse le plus doucement possible, un coup millimétré, au cœur même de l'Assemblée. Et pour ça... Elle n'a pas le choix. Elle doit rester à son poste.
S'accrochant à cette certitude, elle arrive à planter ses yeux dans ceux de Lady Tally, la défiant du regard.

"Je vais organiser une grande réception dans notre manoir," continue-t-elle, avec un sourire doucereux, complètement imperméable aux dagues sortant des pupilles d'Enora. "Nos premiers amis de l'étranger arriveront d'ici quelques jours, et à cette occasion, très chère, il serait de bon ton de vous introduire auprès d'eux."
"S'il s'agit de me vendre au plus offrant," propose Enora, envoyant un sourire de façade à la Lady, "je peux faire en sorte de donner le change. Pour le bien de la famille. Mais je ne garantis pas que les us et coutumes de notre société soient à leur goût."
La menace est là, posée, flottant dans l'air. Tally l'a bien comprise, si la jeune PrésiDuchesse peut en juger par sa moue boudeuse. Une moue qu'elle n'a qu'à tourner vers l'Oncle Langley pour que ce dernier intervienne, pointant Enora du doigt.

"Il faudra faire pourtant en sorte de leur plaire, ma fille !" Intime-t-il, d'un ton autoritaire dont il n'use que peu avec ses deux nièces. "J'ai offert à notre amie Tally de financer cette réception, qu'elle organise pour notre bien. Elle fait jouer ses contacts pour ton futur, alors tu me feras le plaisir d'avoir une attitude irréprochable. Sinon, je vais devoir sévir. Ne préfères-tu pas avoir ton mot à dire à propos de ton futur époux plutôt que les contrats se décident dans ton dos comme lors d'un vulgaire marché aux bestiaux ? Tu es une Langley, que diable, pas un animal sauvage ! Et comporte-toi comme telle !"

Le silence qui suit cette déclaration n'est interrompu que par la violence de la pluie qui se fracasse en vagues, brassées par les vents, sur la petite fenêtre. L'averse est si forte qu'Enora craint quelques instants qu'elle ne fasse éclater les vitres, s'infiltre dans la pièce, la noyant tout entière sous une eau salvatrice.
Mais ce n'est qu'une illusion, l'écho de sa propre santé mentale éclatée par ces mois entiers sous la pression de la Haute société d'Hillmoore.
Brisé par le sourire satisfait de Lady Tally.
Qui reprend tranquillement sa discussion avec l'Oncle Langley, ignorant posément la jeune PrésiDuchesse réduite à l'impuissance, la question de son avenir définitivement close.

Quand Enora ressort de la pièce, elle peine à maîtriser ses tremblements. Et Emyl, qui la voit revenir, ne peut supprimer un mouvement de tête interrogateur.
Il sait depuis longtemps lire derrière son masque. Masque qui doit s'effriter, à l'heure qu'il est, tel une mauvaise décoration de théâtre, en vieux plâtre fragile et mouillé.
Mais le sabreur, fidèle à son rôle, se contente de se placer derrière elle, tandis qu'elle parcourt le chemin du retour, suivant le valet qui n'a pas l'air d'avoir passé un meilleur moment qu'elle.

Il faut attendre qu'ils soient tous les deux dans la calèche, à l'abri des regards, la pluie diluvienne frappant le toit du véhicule, dissimulant heureusement leurs voix au cocher, pour que le sabreur se permette de s'approcher d'elle, inquiet, et de lui prendre la main.
Les doigts d'Emyl sont chauds. Tandis qu'elle se sent glacée jusqu'en-dedans de ses veines. Ni ses fourrures n'arrivent à la réchauffer, ni même la main de son ami, qui la secoue légèrement, tentant de lui faire reprendre pied.

"Enora," demande-t-il, inquiet. "Enora regarde-moi. Qu'est-ce qui s'est passé là-bas ?"
Elle secoue la tête, gardant sa mâchoire serrée.
"Pas maintenant," supplie-t-elle. "Pas maintenant. Sinon... Sinon je ne pourrais pas garder la face en arrivant chez nous. Les domestiques..."
Elle ne continue pas. Emyl comprend.
Il pose simplement son front contre le sien. En un soutien silencieux. Une main contre son dos. Essayant de guider la respiration de son amie.

Elle se raccroche à la présence du sabreur comme à un point d'ancrage à la réalité.
Son cerveau obscurci par l'angoisse. Par une terreur sans nom rampant dans sa gorge.
Elle savait, pourtant, elle savait depuis longtemps le sort qui l'attendait. Ce mariage...
Mais... Partir loin d'Hillmoore...
Est-ce qu'elle aurait dû accepter un époux en ville ? Est-ce qu'elle aurait dû...
Non... Non elle ne peut pas. Elle ne peut pas accepter ça.
Au fond de sa panique, elle a une vague pensée pour Lucia...
Sa sœur, même préparée depuis sa naissance à son rôle de Seconde, a-t-elle dû faire face aux mêmes tourments ? Oui. Sans aucun doute...
Sachant cela, Enora ne peut pas lui en vouloir pour sa machination odieuse.
Fut un temps...Elle-même n'aurait pas hésité à jeter sa sœur aux chiens pour échapper à un tel sort.
La calèche arrive heureusement à bon port au moment où ses pensées la portent vers son Père, et ce sort si similaire qu'ils partagent à présent.

Il lui faut conserver tout son empire sur elle-même, toute sa force, son courage, et ses gestes guidés par l'habitude, pour sortir du véhicule, lever le menton haut, et traverser les couloirs qui mènent à sa chambre.
Sous les yeux des domestiques qui, malgré l'heure tardive demeurent fidèles au poste, accompagnant la maîtresse de maison jusqu'à ses quartiers.
Une fois la porte refermée, elle peut faire trois pas en direction de son lit avant que ses nerfs ne lâchent, et qu'elle s'effondre sur le sol.
Emyl, préparé à cette éventualité, l'empêche de se fracasser sur le tapis, d'énormes sanglots d'angoisse déchirant les poumons de la jeune femme en souffles rauques et douloureux.

"Enora..." Emyl la soutenant comme il le peut la tient contre lui, caressant son dos avec gentillesse. "Enora, respire. Respire. Respire..."
Elle essaie, tente de dompter son corps paniqué, sans succès. Plus aucune pensée cohérente n'arrive à se former dans son esprit. Rien d'autre que les langues noires du désespoir. Qui enserrent sa poitrine, son ventre, sa gorge. Menaçant de l'étouffer.
"Enora !" Emyl essaie de la mettre sur le côté pour faciliter sa respiration, mais elle s'accroche à lui, de toutes ses forces, refusant de le lâcher.
Si c'est un gémissement qui sort de sa gorge, elle n'en a pas conscience. Tout fait mal. Son corps lui fait mal, ses muscles tendus, prêts à se déchirer.
Elle connaît cette sensation. Ce sentiment de mourir à moitié, cette terreur.
Elle l'a déjà vécue, plusieurs fois. Des années auparavant, en basse-Fosse. Le souvenir de cet enfer la pousse plus loin dans sa terreur, tout son corps distendu, parcouru de frissons de terreur, ses muscles serrés à l'en faire hurler.

"S'il te plaît..." Emyl aussi gentiment que possible, lui caresse la tête, "Comment je peux t'aider, s'il te plaît, dis-moi ce dont tu as besoin..."
Ces quelques phrases, répétées en boucle, arrivent à passer la brume de son cerveau engoudronné.
Elle ne sait pas ce dont elle a besoin. Elle voudrait juste que ça s'arrête. Juste que ça s'arrête, que ça s'arrête, que ça cesse, que ça...
Mais c'est déjà arrivé, n'est-ce pas ? Elle a déjà réussi à sortir de cette gangue de cauchemar. Qu'est-ce qui l'a sauvé, en Basse-Fosse, qu'est-ce qui l'a empêché de mourir ?

"Night..." Sa voix étranglée peine à articuler, et elle ne sait pas si Emyl a pu l'entendre. La pièce, sa chambre, sa prison, se referme autour d'elle en un tunnel de plus en plus sombre, de plus en plus étroit.
"Night ?" demande Emyl, essayant de maintenant le visage de la PrésiDuchesse à hauteur du sien. "Night, maintenant ?"
"Night..." arrive-t-elle à articuler, face au visage inquiet de son ami, que son esprit terrifié déforme sous l'effet de la terreur. "Night," supplie-t-elle. "Besoin... Night..."
"Bon..." Emyl prend une grande inspiration, l'air décidé. "Ça va pas être simple mais... Je te tiens. Je te tiens, d'accord. Je t'emmène... Respire."

Elle se sent portée, soudainement. Le sabreur la prend sous les aisselles et sous les épaules, la chargeant dans ses bras. Et, passant par la porte secrète dans la salle de bain de la jeune femme, les enroulant tous deux dans deux grands manteaux de pluie dissimulant son chargement, il se glisse hors de la demeure. Démarrant le long voyage les menant vers Demi-Terre.

Son esprit ne sort pas totalement de sa torpeur, ses tremblements refusant de diminuer, et ses muscles restent serrés par l'angoisse, tandis que le sabreur gagne Demi-Terre par le pont sud de Golden-Teeth. Ce chemin est plus long, mais plus discret. La pluie dissimulant heureusement leur trajet tout en les trempant jusqu'à l'os. Leurs capes, bien qu'épaisses et de bonne facture, n'étant pas suffisantes pour les prémunir de la violence de l'averse.
Mais une fois sur la grande île, il ne faut pas longtemps au sabreur, malgré la nuit avancée, pour héler un taxi, qui les portera tous deux vers Shiny Streets.
Le Ménestrel a dévoilé sa nouvelle adresse à très peu des siens, soucieux de préserver l'anonymat de son voleur. Mais Helen, Emyl et Enora ont été mis dans la confidence. Les quatre de Basse-Fosse, comme ils s'appellent, ne se cachent rien, et se protègent quoi qu'il en coûte.

Arrivés devant le petit restaurant, tout est flou. Mais Enora comprend qu'Emyl crochète la porte d'entrée, et elle se retrouve dans un petit escalier étroit, qu'elle arrive à monter péniblement avec l'aide du sabreur suivant les indications données par le Ménestrel.
Quelques secondes plus tard, tenant la PrésiDuchesse au bord de la suffocation sous son bras, sa vision s'obstruant de points noirs, Emyl frappe vigoureusement sur une porte de bois bien trop solide pour abriter un simple grenier.
Du fond de sa semi-inconscience, Enora entend un grand remue-ménage de l'autre côté de la paroi de bois, et Emyl appelle le Ménestrel.
"Nightingale !" demande-t-il, impérieux. "On est venus voir Nightingale."

Se déroulent quelques secondes de respirations de plus en plus pénibles pour Enora pour qu'une voix réponde.
"Qui est-ce ? Je suis armé ! Qu'est-ce que vous voulez !"
"Night !" Crie Emyl, alors qu'Enora commence à lâcher prise. "Night ! S'il te plaît ! C'est Enora ! Night !! Elle a besoin d'aide !"
"Ouvre !" presse la voix du Ménestrel derrière la porte. "S'il te plaît ! Ouvre !"
"Tu en assumes les conséquences !" gronde quelqu'un.

Et la porte s'ouvre à la volée, sur le visage échevelé du voleur en pyjama, tenant dans sa main un long couteau effilé, prêt à en découdre.
Il marque un temps d'arrêt face à la vision de ceux deux visiteurs ô combien inattendus devant son porche.
"Toi !" S'écrie le voleur, serrant les dents en voyant Emyl.
"Hélas," répond le sabreur, avant de regarder par-dessus l'épaule du voleur. "Night ! je t'en prie, elle ne va pas tenir longtemps."
"Emmène-là dedans !" Le Ménestrel pousse presque délicatement son logeur éberlué pour permettre à Emyl d'amener Enora au milieu de la pièce, avant qu'elle ne s'effondre, enfin, dans les bras de Nightingale.

Sentant l'étreinte solide de son ami l'entourant de sa chaleur, l'odeur familière du Barde emplissant ses narines, elle se laisse finalement aller au désespoir. Les barrières de ses angoisses cèdent les unes après les autres tandis que Nightingale la berce doucement contre lui, assis par terre sur ce parquet élimé, susurrant à son oreille de vieilles chansons Dellmer. Les mêmes qu'en prison, les mêmes qu'il lui chantait quand il lui a sauvé la vie la première fois.

"Tu leur a donné mon adresse !!" La voix du voleur est pleine d'une rage à peine contenue. "Tu as donné mon adresse à ces deux-là ! Night, tu veux que je me fasse buter ! Tu veux que Krit se fasse buter ! Tu sais ce que tu as fait ! Tu réalises !"
La PrésiDuchesse, à qui les sens reviennent petit à petit, entend une petite voix arriver dans la pièce.
"Ghost ? Qu'est-ce qui se passe."
"Retourne te coucher !" Hurle le voleur. "Tout de suite ! C'est un ordre !"
"Mais Ghost, je..."
"Maintenant !"

"Calme-toi," essaie de tempérer la voix d'Emyl, sur la défensive. "On ne vient pas te dénoncer, mon amie avait besoin d'aide..."
"Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre !" Le voleur est fou de rage, et ses cris furieux font se tendre Enora à nouveau, tandis que le Ménestrel la berce encore. "Qu'elle crève, qu'est-ce que ça peut te faire ! C'est une gosse de riche de mes deux, tu crois qu'elle aurait le moindre battement de cil pour toi, pauvre toutou à sa patronne !"
"Fais bien attention à ce que tu dis, voleur," menace Emyl, commençant à s'énerver lui aussi. "Tu crois tout savoir mieux que tout le monde, mais tu ferais bien d'ouvrir tes yeux. Pour l'heure, tu as les vues aussi étroites que les gens que tu détestes."
"Toi, fais attention," menace encore le voleur, crachant presque. "Tu es chez moi maintenant, pas au milieu d'une foule qui te protège. Je pourrais te tuer ici et maintenant, personne viendrait vous..."

"Ça suffit !" Tonne la voix de Nightingale, contre l'oreille d'Enora, qui s'accroche désespérément à lui, la présence du Barde la rattachant petit à petit à son propre corps, et à ce qui se passe autour d'elle. "Ça suffit, tous les deux ! Cessez de faire les enfants, personne ne va tuer personne."
Ce calme autoritaire suffit à ramener un silence dans la pièce. De courte durée, mais qui permet néanmoins à la PrésiDuchesse de retrouver une partie de sa respiration.

"Pourquoi," la colère dans la voix du voleur est mal contenue, "est-ce que tu as donné mon adresse à ces gens ? Qui d'autre est au courant ?"
"Il n'y a pas dix jours qu'on a voulu attenter à ma vie en détruisant mon logis," explique calmement Night, passant une main apaisante sur les nattes trempées de la PrésiDuchesse. Elle a un peu moins froid, malgré ses vêtements gouttant sur le parquet, malgré les tremblements de son corps. "Et, je suis navré de te dire cela de cette manière," continue le Ménestrel, "Mais la dernière fois que je me suis fait embarquer par la Garde pour finir en Basse-Fosse, personne n'a su où je pouvais bien me trouver jusqu'à mon retour d'entre les morts. Personne n'a pu partir à ma recherche, à l'époque. Si je donne à certaines de mes amis triés sur le volet mon lieu de séjour, ce n'est pas pour nous mettre en danger. Mais pour assurer ma sécurité, ainsi que la tienne."

"Assurer ma sécu..." La voix du voleur s'arrête, et Enora, un peu détendue, ose sortir son visage du giron du Ménestrel pour jeter un œil vers lui. "Assurer ma sécurité en invitant une richarde et son taré de compagnie sous mon toit ? Mais t'es malade ! Tu sais où tu te trouves ? Tu as compris mes engagements, ou tu veux juste ma peau ?"
Debout au milieu de son salon, devant un lit monumental complètement défait, il est en bas de pyjama, son couteau tendu vers Emyl, qui, les bras croisés, ne bronche pas malgré la désapprobation visible sur son visage.
Dans l'encadrement d'une petite porte, se tient un jeune garçon, ses cheveux ébouriffés ne parvenant pas à camoufler son air paniqué.

"Je peux te jurer..." commence Nightingale, posément, avec toute l'assurance dont il est capable, ses bras ne cessant de serrer Enora contre lui, "que rien ne menace ta sécurité, ni celle de Krit, ni celle d'aucun des tiens. Ce sont mes amis. Des amis très chers. Qui ne m'ont jamais trahi. Et qui me protègent depuis longtemps."
"Tes amis ?" gronde Ghost, profondément confus, et pas moins énervé. "De qui est-ce que tu t'entoures au juste. Avec qui est-ce que tu traînes, Poète ? Et qu'est-ce que tu fous avec ces deux-là, exactement ? Tu peux me le dire ? Comment vous êtes-vous retrouvés si proches, Barde et pisse-ducats ?"

Le Ménestrel soupire, avant de porter ses yeux vers Emyl, qui mord violemment sa lèvre inférieure, se retenant à toute force d'ouvrir la bouche.
"Tu n'aurais jamais dû l'emmener ici, mon ami," déclare Nightingale. "Tu n'avais pas le droit de venir ici."
"Regarde dans quel état elle est ! Je devais faire quoi !" Le sabreur montre du doigt Enora, qui se sent soudain coupable de la situation. "J'aurais dû attendre qu'elle me claque entre les doigts ? Je sais pas faire avec ce genre de situations, tu le sais, c'est pas mon rayon ! J'ai vu un soldat, une fois dans cet état ! Il a fallu une semaine pour l'en sortir, et après il n'a plus jamais été le même ! Elle t'a réclamé, Night ! J'allais pas la laisser hurler sur le tapis... Tu aurais fait quoi à ma place ! N'en déplaise à ton petit..."
"Emyl !" Claque la voix de Nightingale, empêchant le sabreur d'insulter vertement la furie échevelée qui tient toujours son couteau levé en direction de la gorge de l'intru ayant franchi son seuil. "Ce n'est pas le lieu pour régler vos comptes."

"C'est parfaitement le lieu, au contraire..." siffle le voleur, les dents serrées. "Et je peux garantir qu'aucun de vous deux, bande de pisse-ducats, ne ressortira d'ici en pleine possession de ses moyens sans que j'aie l'assurance que ni moi, ni les miens ne risquons quoi que ce soit. Je ne suis pas un tueur. Mais je n'hésiterai pas."
"S'il te plaît..." Nightingale se redresse légèrement, entraînant Enora avec lui. "N'y a-t-il rien que je puisse faire pour te convaincre de leur bonne foi ?"
"Non," reprend le voleur, intraitable. "Night, je pourrais faire n'importe quoi pour toi, tu le sais maintenant. Mais il y a une ligne à ne pas franchir, et c'est la mise en danger des miens. Là, je veux bien faire l'effort de te croire. Toi. Mais pas eux. Tu crois en eux, et je sais que tu es de bonne foi. Mais en ce qui me concerne... Toute tes assurances ne pourront jamais me persuader de quoi que ce soit. Ça ne suffit pas..."

"Je suis désolée..." Enora arrive à parler, la voix serrée. "Je suis sincèrement désolée d'avoir demandé à... venir chez toi... Je n'avais..."
"Pas le choix ? C'est ça ?" gronde le voleur. "Désolé trésor, mais j'en ai rien à foutre de tes problèmes."
"Et si je prêtais serment ?" propose tout à coup Emyl, l'air plus qu'excédé. "Est-ce que ça te suffirait ?"
"Pardon, quoi ?" demande Ghost, fronçant les sourcils dans ta direction.
"Serment sur sa vie," explique Nightingale, prompt à comprendre le raisonnement du sabreur. "C'est une vieille tradition, un peu datée, mais encore en vigueur dans les rangs supérieurs de l'armée et certaines écoles de garde du corps."
"Il donnerait son sang pour toi," explique Enora, difficilement. "Il se lierait à toi. Et ne pourrait défaire son vœu de te protéger... sa vie, contre la tienne. Jusqu'à la mort de l'un d'entre vous."
"Basiquement," Emyl renifle. "Et j'en pisse pas de joie, loin de là. Mais s'il faut ça pour te convaincre..."
Il sort un poignant dissimulé sous sa ceinture, et s'agenouille devant Ghost.
"Non, attends..." Ce dernier recule, complètement prit de court par la tournure des évènements. "Attends ne..."

Mais c'est trop tard. Le sabreur a déjà entaillé le dessus de son poignet d'un coup de son poignard, laissant bientôt un filet de sang goutter en lourds "plocs" mats sur le parquet élimé.
"Par mon sang je te prête serment, Ghost," déclare-t-il, avec autant de solennité que le permet son visage profondément ennuyé, "Je jure de ne porter atteinte ni à toi, ni aux tiens, d'aucune manière, et de te protéger, au prix de ma vie s'il le faut, d'accourir dès que tu auras besoin d'assistance."
Puis, il tend le poignard ensanglanté au voleur, manche en avant, levant un sourcil.

"Qu'est-ce que je dois foutre de ça ?" demande Ghost, tournant une tête un peu paniquée vers Nightingale et Enora.
"Le prendre," explique la PrésiDuchesse, devant Emyl qui roule les yeux au ciel, se retenant de forcer lui-même l'arme dans les mains de Ghost.
"Il te confie sa vie", explique plus patiemment le Ménestrel, s'empêchant de sourire. "Il ne peut plus te trahir ni porter atteinte à ton existence ou ta sécurité."

"Vraiment... ?" Ghost fait la moue. Et tend la main. Mais au lieu de simplement saisir le poignard tendu, il profite de délester Emyl de l'arme pour lui attraper le poignet. Ce dernier se contente de serrer les dents mais ne bouge pas.
"Et ça ?" demande le voleur, montrant deux autres estafilades, anciennes cicatrices, sur le poignet du sabreur. "D'autres serments ? Pour qui ? Si ces gens à qui tu as promis allégeance te demandent ma tête ? Qui est-ce que tu vas choisir ?"
"Dans ce cas," explique posément Emyl, "il faudra que je vous empêche de vous entretuer. Mais, vois-tu, cette première cicatrice m'a valu de finir en basse-Fosse, du coup, cette trahison équivaut à la fin de mon serment. Quand à la deuxième, tu penses vraiment Night capable d'ordonner de ramener ta tête ? Parce que je te jure, mon gars, je dis pas que je paierai pour voir ça, mais même sachant que j'y risque ma gorge, je serais tenté. On manque de tragédies, dans cette ville."
"Night... ?" Le voleur tourne la tête vers le Ménestrel, interrogateur. "C'est toi envers qui il... Pas elle ?"

"Il n'y a pas de contrat entre Enora et moi," explique Emyl, "je la protège parce que je le veux bien. Ce ne sont pas tes affaires. Est-ce que tu acceptes mon serment, et que tu te calmes ? J'aimerai bien me relever, Ton Altesse."
Le voleur ne lui prête aucune attention, et se contente de fixer le Ménestrel, l'air incertain, et encore vaguement courroucé.
"Qu'est-ce que tu as fait pour te retrouver avec ces connards sur les bras, Night ?" demande doucement Ghost. "Ça a rapport avec Basse-Fosse ?"
"Hélas," répond Nightingale, redressant gentiment Enora. "Je te raconterai cette histoire, avec leur permission, si tu me le demandes. Mais pour l'heure, s'il te plaît, accepte nos excuses... Et le serment d'Emyl."

"J'ai le choix ?" demande le voleur, retournant son regard blasé vers le sabreur, qui attend, agenouillé, offrant à la galerie un visage profondément ennuyé.
"Pas depuis que tu as pris ce poignard, non," explique-t-il. "Je suis ton obligé. Hourra. Félicite-toi, d'habitude il faut mériter ce genre de faveur."
"Tu te donnes tout ce mal pour ta gosse de riche ?" demande le voleur, offrant néanmoins à Emyl une main pour se relever.
Main qu'il ignore, se remettant lestement sur ses pieds en reniflant.
"Je fais ça pour deux personnes que j'aime," explique-t-il. "Rassure-toi. On n'en est pas encore là, nous deux."
"Heureusement. Protège moi en restant loin de ma maison. Si je te revois dans le coin..."

"Emyl..." tempère Enora, s'asseyant sur le plancher, un bras de Nightingale autour des épaules. Le sabreur referme sa bouche, s'asseyant au bord de la table à manger derrière lui.
"Je veux savoir," explique Ghost, mettant le poignard d'Emyl à sa ceinture, "ce que vous foutez là exactement tous les deux. Et vite. C'est pas une petite crise de larmes qui vous donne le droit de toquer à ma porte à presque six heures du matin."
Il n'a plus l'air menaçant, mais profondément en colère. Une colère seulement radoucie quand l'adolescent, qui malgré l'ordre de son frère n'a rien manqué de la scène, et vient s'asseoir sur son lit, jetant un œil inquiet aux étrangers sous son toit l'ayant sorti violemment de son sommeil.

"Princesse," commence Nightingale, relevant gentiment Enora pour aller l'asseoir sur une petite chaise de bois devant un bien trop beau bureau. "Qu'est-ce qu'il s'est passé ?"
Il est agenouillé devant elle, tenant les mains de son amie contre sa poitrine. La réchauffant de sa présence.
"Je suis désolée, Night," soupire-t-elle, la sensation d'angoisse venant se loger de nouveau dans sa poitrine au souvenir de cette soirée. "Je ne voulais pas te mettre dans l'embarras, je ne voulais pas..."
"Elle est sortie d'un entretien avec son oncle," coupe Emyl toujours assis sur sa table, tandis que Ghost et son frère surveillent la conversation, "Et elle était dans cet état-là. J'ai cru qu'elle allait me claquer dans les doigts, mais je ne sais rien d'autre."
Enora, l'esprit bien plus clair qu'auparavant, ne sait pas ce qu'elle peut dire ou ne pas dire devant le voleur. Mais Night, doucement, pose son front contre le sien, prenant son visage dans ses mains, et lui murmure, tout bas, des chansons de son peuple.

Se sentant enfin en totale sécurité, elle se permet de pleurer, doucement, passant ses bras autour du cou du Ménestrel, se laissant aller dans cette étreinte. Un sentiment d'être chez elle, de familiarité, de fraternité, l'étreint doucement. Night a toujours été là, toujours. Son oiseau de nuit, son rocher dans la tempête.
Et, lentement, lentement, alors que la pluie frappant le vasistas commence à diminuer, elle se met à parler.

Elle raconte, en éludant tous détails incriminants contre la révolution, qu'elle a rencontré la conseillère de son oncle, une arriviste manipulatrice, qui a convaincu Lord Langley de la laisser diriger le mariage d'Enora. Et que bientôt elle se retrouvera échangée comme une génisse à la foire contre un titre, à l'étranger. Loin d'Hillmoore.
Elle ne cache rien à Night de sa peur, ni de son angoisse. Elle sait qu'il comprend tout ce que cela implique. Le temps joue contre elle, il ne lui reste plus que quelques semaines avant la fête de l'Indépendance, avant de signer un contrat de mariage.
"Ils veulent que je déguerpisse le plus vite possible," explique-elle au Ménestrel, qui s'est assis sur le bureau à côté d'elle, tenant sa main dans la sienne. "Éloigner ma réputation de la ville."

"Et alors," jette Ghost, qui, assis sur son lit, n'a rien perdu de cet échange. "La pauvre petite fille riche va faire un beau mariage. C'est quoi le problème. Quitte à péter dans la soie, autant le faire dans un plus grand palais. C'est des problèmes de pisse-ducats, je vois pas matière à compatir."
"C'est à cause de ces problèmes de pisse-ducats," explique la PrésiDuchesse, levant ses yeux vers lui, "que j'ai fini en Basse-Fosse, moi aussi. Si ce n'était grâce à Night, j'y serais morte. Alors l'intrigue d'un mariage destiné à me séparer des miens ne me réjouis pas. Et m'a tout l'air d'une condamnation. Mais je te laisse porter un toast, voici une richarde de moins pour sucer le sang des pauvres gens de Basse-Ville."
"En Basse-Fosse..." le voleur regarde son frère, puis Nightingale. "C'est là que..." Il se mord la lèvre, semblant soudain se radoucir. "C'est là que vous vous êtes tous rencontrés ?"

Enora et Emyl hochent la tête, ne sachant pas trop quelles informations possède le voleur, mais c'est Nightingale qui prend la parole, calmement, une main apaisante sur l'épaule de son amie.
"Nous avons tous les trois été victimes d'erreurs judiciaires qui nous ont valu une condamnation ferme," explique-t-il. "Moi, condamné pour un meurtre que je n'ai pas commis. Enora, accusée de comploter contre son oncle, m'a rejoint quatre ans après mon incarcération. Et Emyl, jeté là par ses employeurs pour prendre le blâme à la place d'un héritier de la Haute. Basse-Fosse ne manque pas de prisonniers aux sentences expéditives et injustes, mais ces injustices ont tissé des liens qui nous ont tous rapprochés, une fois là-bas. Dans ces cellules miteuses, il n'y a pas de rang, de richesse, ou de caste. Les quartiers Bas, Demi-Terre, High City, le sang, la naissance... Ces notions perdent de leurs valeurs une fois aux fers, et privés de lumière."

"Sauf quand on porte tes jolis petits tatouages Dellmers, gueule d'amour," persifle Emyl. "Pour ça, mon grand, tu peux te faire écorcher vif et planter par la gorge aux barreaux de ta cellule."
"Je te remercie de me le rappeler," réplique le Ménestrel, dans la langue de son peuple, "mais j'ai essayé de minimiser les faits auprès de mon logeur, et je tiens à te signaler qu'il y a un enfant dans cette pièce."
"C'est adorable de ta part d'essayer de le protéger," répond le sabreur du tac au tac, dans un Dellmer à l'accent un peu chaotique, mais à la grammaire irréprochable, "mais je pense qu'il en a vu d'autres."
"Le voleur peut-être," rétorque Enora dans la même langue, "mais pas le petit. Reprenez-vous."
"Oh ça va..." grommelle le sabreur, profondément mal embouché. "On a tous eu une rude soirée, d'accord ?"

"C'était quoi, ça ?" Demande Ghost, profondément suspicieux, les yeux plissés.
"La langue de mon peuple," explique Nightingale, avec un sourire. "Je leur ai appris, là-bas. Pour passer certains messages sans que personne ne puisse nous gêner."
"Il faut que tu comprennes," intervient Enora, se redressant. "Quand je suis arrivée en Basse-Fosse, j'étais une cible. Je ne pouvais pas plus cacher mes origines que Nightingale. Pas avec ces tatouages sur le corps. Un Dellmer, en bas, n'a que peu de chances de s'en sortir. Mais quelqu'un comme moi ? Tu imagines le sort qui m'attendait..."

Ghost croise les bras, haussant les épaules. Presque concerné.
"Je peux pas dire que je sois désolé," explique-t-il. "C'est les gens comme toi qui ont créé ce système. Si vous mourrez de la main des pauvres gars que vous affamez, et bien... Ma foi. Tant pis pour vous."
"Pragmatique à en crever," note Emyl, toujours pince-sans-rire.
"Ne soit pas si prompt à condamner," le Ménestrel a une voix douce, qui fait se tourner la tête du voleur. "Une fois là-bas, dans la crasse et le sang, enchaîné aux murs, l'être humain a tôt fait de se changer en bête. C'est là qu'est mort mon père, dévoré par les créatures à peines humaines créées par la violence de cette fosse à purin. Qui est-ce que j'aurais été en laissant mon prochain, quel qu'il soit, subir le même sort ?"

"Nightingale m'a sauvée," reprend Enora, alors que le voleur se mord la lèvre inférieure, semblant se faire rattraper par la brutalité crue sortant de la bouche du barde. "Je lui dois ma vie. Si ce soir je peux venir lui quémander assistance, c'est uniquement parce qu'il m'a d'abord soustraite au traitement de mes bourreaux, et donné une chance. Sans lui, j'aurais peut-être survécu quelques heures. Quelques jours, au mieux.... Et pour Emyl, c'est pareil. On ne doit notre survie qu'au bon vouloir de la personne que tu a accueillie sous ton toit. Alors... Oui, nos univers sont différents, nos préoccupations différentes, et il y a peu de chances que mes aspirations touchent un jour les tiennes. Ton mépris est normal, je ne t'en veux pas de me haïr, tout ce que tu me reproches est mérité, au centuple. Mais..."
Elle prend une grande inspiration, la main du Ménestrel se resserrant sur son épaule, son regard croissant brièvement celui d'Emyl. "Crois-moi quand je te dis que jamais, je ne te ferais de mal, Ghost. Tu es sous la protection d'une personne qui m'est chère au-delà de tout. Et sans prêter le même serment qu'Emyl, je ne pourrais jamais te nuire. Parce que nous avons tous en commun, d'une manière ou d'une autre, notre bien-aimé Ménestrel."

Le voleur la regarde, sans mot dire, une émotion qu'elle ne comprend pas inscrite dans le bleu glacé de ses pupilles.
"Princesse," souffle Nightingale, "tu sais que tu ne me dois rien."
"Night," énonce-t-elle, se levant, portant la main du Ménestrel à ses lèvres pour y poser un baiser, "tu sais que c'est faux. Mais merci quand même. Pour cette nuit, et tout pour le reste."
"Tu parles d'une nuit," Emyl s'est avancé, portant sur son épaule leurs manteaux humides de pluie. "Regarde."
Il montre par le vasistas l'aube qui se lève.

"Il serait vraiment temps que vous dégagiez d'ici," renifle le voleur, assis en tailleur sur son lit, fixant le mur, en proie à une profonde réflexion.
Il est vraiment beau comme un ange, remarque Enora, maintenant qu'elle peut l'observer à loisir. Avec son étrange mèche blanche, et ses traits statuaires, sa bouche ourlée, ses grands yeux bleus froids, son corps délié... Tout à fait le genre à briser des cœurs sur son passage.
Aussi beau que Night, quand elle y pense, dans un autre genre...

"Hey, rien ne presse," déclare d'ailleurs ce dernier, se levant à son tour, s'étire. Il doit être moulu de fatigue, le pauvre.
"Nous n'avons que trop traîné," répond la PrésiDuchesse, s'inclinant poliment, épuisée, mais ravie de voir que ses capacités lui sont revenues. "Ghost... Je suis désolée de te demander ça, mais j'aimerais que tu gardes notre visite ici secrète."
"Bah vous manquez pas de culot, vous," et cette fois, ce n'est pas le voleur qui est intervenu, mais son petit frère, se cachant jusque-là derrière son aîné, et qui a jeté la tête par-dessus son épaule. "Vous venez foutre les casseroles par terre et après faut qu'on ferme notre gueule, non mais genre, est-ce qu'on a..."
"Krit, Petit Corbeau," apaise son frère, d'une manière inattendue. "C'est bon. Laisse-les."

Puis, soupirant, il regarde alternativement les trois autres, debout devant son trop grand lit.
"Bon," concède-t-il. "Je comprends. Je ferme ma gueule pour le moment Mais foutez le camp de ma baraque. Et si l'un d'entre vous revient, on aura une sévère explication."
"Merci énormément..." Mais le voleur ne laisse pas à Nightingale le temps de continuer.

La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant