Chapitre 7 : La Main arrêtée

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(est-ce que ça vous dit que je vous mette quelques petites suggestions musicales de ce que j'écoutais en écrivant les chapitres, et qui collent bien aux scènes? 
j'ai plein de playlists pour le Pont des Anges, et ça me ferait très plaisir de les partager avec vous ^^) 
(et dites moi aussi ça vous chauffe que je change la couverture, j'en ai des plus jolies en stock)

            "Donc, si je comprends bien," Copper avance à travers la foule massée pour le nouvel an avec l'assurance d'un grand blanc naviguant en eaux peu profondes, "ce gars t'a prêté sa guitare, son tout dernier bien sur cette terre... Juste parce que ?"
"Parce que Ghost lui a sauvé la vie, et que je lui ai dit que je voulais devenir Ménestrel," explique Krit. Il a solidement attaché l'instrument sur son dos, les doigts usés après en avoir joué tout l'après-midi, ne daignant même pas s'arrêter quand Ghost, de retour de ses frasques avec Merv, s'est allongé sur son lit pour attendre l'heure de partir au festival.
"Tout de même," rétorque la chef de Guilde, "Il ne te connais pas plus que ça... Il agit par intérêt ? Parce qu'il s'y sent obligé ?" Pour les suivre au festival et passer inaperçu dans la foule, Copper a camouflé son visage rond sous une longue perruque cuivrée, et troqué sa tenue des beaux quartiers contre une tunique bien plus commune. Personne ne la regardera de trop près et tant qu'elle fera attention à ne pas trop montrer ses dents cuivrées, elle se fondra complètement dans la foule.

"Il n'est pas comme ça," rétorque Krit, un peu offensé, suivant son frère et la voleuse vers la Grand-Place. "Nightingale n'est pas ce genre de personne."
"Tu n'en sais rien," rétorque-t-elle, un peu dubitative. " Personne n'est aussi altruiste. Laisse lui le temps de te décevoir. Tu ne le connais pas."
"Toi non plus," renvoie Krit, visiblement plus que prompt à défendre le Ménestrel, qui a su si rapidement gagner son affection. Et de manière absolue, semble-t-il.
"Attends un peu avant de lui accorder autant de crédit," énonce Copper, fourrant ses mains au fond de ses poches. "Pour autant que tu saches, c'est juste un gars, avec du bagou et assez de charisme pour gagner n'importe qui à sa cause..." Elle glisse un regard vers Ghost, qui jusque-là a parfaitement évité de se mêler de la conversation. "Ce genre de personne n'est jamais totalement innocente."
"C'est pas parce que j'accueille quelqu'un chez moi que je lui fait confiance," rétorque le voleur, d'une voix qu'il garde volontairement neutre et dénuée d'émotions.

Copper a fait part plus tôt dans l'après-midi de sa volonté de les accompagner au festival, à la place de Merv. Ghost ayant parlé de sa mésaventure avec le Ménestrel résultant en leur future colocation, sa chef de Guide a modifié leur planning, argumentant sa décision par l'envie de voir de ses propres yeux le "prodige en action". Ghost retient un reniflement agacé en se souvenant de ces mots précis.
"Pour que quelqu'un ait l'immense honneur de franchir ton seuil, il faut vraiment qu'il ait un truc spécial," note Copper. "Je suis juste curieuse. T'es pas du genre à perdre les pédales devant des sequins et une grande gueule. Je veux juste savoir ce que tu lui trouves."
"Krit veut devenir Ménestrel," lance Ghost, d'un ton toujours aussi plat, qui n'arrive pourtant pas à retranscrire l'ampleur de son ennui pour cette conversation qui traîne en longueur. "Il y a pire que d'héberger le meilleur élément de leur Guilde."
Krit lui jette un regard en biais mais ne relève pas, à son grand soulagement. Il va falloir qu'il arrête de se servir de son petit frère pour dissimuler ses intérêts, mais, après tout... Ce n'est qu'un demi-mensonge... Ça ira bien comme ça.

"Hey," lui lance Copper, avec un sourire. "Je suis ton amie. Quand il se passe quelque chose d'exceptionnel dans ta vie, ça m'intéresse."
Ghost hausse les épaules, avant de lui accorder une bourrade affectueuse. Il sait qu'il n'y a pas nécessairement de la malice derrière les actes de son chef de Guilde. Mais elle n'a pas monté leur organisation seulement sa sa gentillesse et sur sa bonté d'âme, et, quelque part, il se méfie de sa vivacité d'esprit. Sans savoir trop ce qu'il protège.
Peut-être simplement le fait que le Ménestrel soit un Oublié, peut-être sa propre mémoire...
"Ce n'est qu'un barde, Cop'," lâche-t-il avec détachement. "Ne va pas lui chercher des emmerdes pour rien, d'accord ?"
"Rien qu'un barde..." s'amuse la voleuse. "Un barde qui a tes faveurs... Ça mérite que j'y jette un œil. Promis, je vais pas aller lui poser des questions gênantes, d'accord !" Ajoute-t-elle devant l'air vaguement courroucé de son ami de toujours.
"Merci," concède-t-il, alors qu'ils arrivent en vue de la Grand'Place.

Ils ont beau être arrivés en avance, la foule a déjà pris l'endroit d'assaut. Pour le nouvel an, la ville a alloué des fonds démentiels aux Manteaux Bleus, et la rumeur d'un spectacle de clôture encore plus formidable que celui ayant eu lieu dix jours auparavant s'est répandue comme une traînée de poudre à travers Hillmoore.
Il leur faut beaucoup d'adresse et de négociation pour se glisser tous les trois, après de longues minutes, jusqu'au premier rang. Et Krit est intraitable. Ce soir il veut être devant. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il aurait passé la journée sur la place, attendant les premières notes de musique en étant placé au mieux.
Ghost l'a longuement entendu parler du spectacle de ce soir. Contrairement à l'ouverture du festival, qui présentait une succession de tableaux uniquement destinés à divertir la foule et à installer un sentiment de fête, la tradition veut que le soir du nouvel an, veille de la Longue Nuit, le spectacle raconte une histoire. Souvent une légende quelconque, supposée entraîner l'année à venir sous de bons auspices. Chaque Ménestrel campe un personnage dans cette pièce chantée, les rôles les plus importants étant assurés par les plus capables d'entre eux.
Alors évidemment, Nightingale risque d'y être à l'honneur. Et Ghost ne peut pas dire qu'il n'est pas curieux...
Curiosité aiguillée par le lourd rideau de velours noirs camouflant la scène, placée devant l'entrée Est de la place. Le long pan de tissu tombant depuis les câbles tendus entre les immeubles jusqu'au milieu de la fosse.

"De quoi est-ce que c'est censé parler ce soir ?" demande Copper, alors qu'ils ont finalement réussi à se glisser au premier rang, un regard dissuasif du voleur envoyé à un adolescent râleur peu désireux de lâcher le bord de la rambarde entourant la fosse ayant achevé de les faire arriver à bon port. La chef de Guilde n'ayant pas eu droit à l'interminable soliloque de Krit sur la pièce en est pour son argent alors que l'adolescent commence à lui narrer par le menu une extravagante histoire mythologique.
Si Ghost a bien suivi, il s'agit d'une sorte de saga antique. Une famille de dieux, qui ressemble à s'y méprendre à ce qui reste du panthéon de Sulver. Mais plus ancien, plus complet. Plus complexe.
Le spectacle s'attachera, semble-t-il, sur les aventures d'un dieu renégat, condamné à tort et expulsé du royaume divin. Qui essaie de regagner la confiance des siens lors d'une épopée destinée à le ramener chez lui.
Le voleur n'est pas certain d'apprécier ce choix de sujet, considérant son désamour total pour toute forme de religion, mais... Krit en parle comme d'une sorte de conte, lui ayant expliqué qu'il s'agit de légendes des Oubliés remises au goût du jour.

Ghost, qui a déjà entendu cette histoire toute la journée, décroche vite de la conversation, et comme à son habitude, scanne la foule avec méthode.
Certes, il a promis à Nightingale de venir le voir, et Krit ne l'aurait pas laissé y couper. Mais après le spectacle, son travail l'attend. Le soir le plus fréquenté de l'année... même avec les Casaques présentes à chaque intersection, l'occasion est trop belle. Ce soir la Guilde s'en mettra plein les poches et il participera à la curée. Surtout avec tout le gratin de la Haute descendu sur Demi-Terre pour profiter du spectacle financé par l'Assemblée.

Le voleur laisse son regard errer vers ses proies potentielles le long des gradins entourant la fosse. La foule arrive rapidement, l'endroit sera bientôt noir de monde. Leur petit groupe est plus éloigné que la dernière fois de la tribune des PrésiDucs et de leurs mignons, mais ce recul lui permet de percevoir avec plus de netteté les gens de High City venir s'installer dans les gradins.
La tribune se remplit petit à petit de nombre de gens à la mine somptueuse, et à l'air sûrs d'eux. Les PrésiDucs, et quelques CorpoBarons, sans nulle doute... Autant de poches à voler potentielles. Les années précédentes, il n'a jamais osé s'attaquer à si gros poissons, mais à présent... Sa main est assez leste pour soutirer des ducats dans n'importe quelle poche...
Et les divers gardes du corps de ces grands pontes ne seront jamais assez rapides pour lui, pas dans une telle foule. Il suffira juste de les approcher alors qu'ils regagneront leurs calèches...
Des années durant, Ghost a eu peur de voir apparaître, lors des grands rassemblements publics, la sombre figure du Candyman auprès des pisses-ducats. Mais jamais, au grand jamais, il n'a pu apercevoir l'homme lors de ses déplacements en ville. Cet épouvantail de malheur ne doit pas aimer le contact des autres, et se terrer entre les murs de son orphelinat...
Le voleur ne peut que s'en féliciter.

Ses yeux s'accrochent à un vendeur de sucreries, son plateau d'osier pendu à son cou par une lanière de cuir, se promenant dans les gradins. S'arrêtant de temps à autre pour vendre nougats et guimauves aux enfants bien nés que des parents indulgents daignent régaler de douceurs.
Le voleur secoue la tête. Il n'est pas pour priver des gosses de leurs amusements, mais une telle débauche de plaisirs alors qu'en bas, devant la fosse, des petits crève-la-faim se pressent, les pieds presque nus, pour tenter d'apercevoir un peu du spectacle... Il en serait pratiquement dégoûté.
Suivant du regard le vendeur, il remarque que le comportement de l'homme est... suspicieux. Ghost ne saurait pas dire pourquoi. Mais quelque chose sonne faux.
Ou plutôt... Sonne trop vrai. Derrière cette petite moustache, ces cheveux relevés sous un calot propet, cet air enjoué, ces sucreries tendues avec emphase... On croirait un comédien connaissant trop bien son rôle et pas un réel vendeur...

Mais l'attention du voleur sur cet étrange personnage est détournée quand Ghost remarque à qui il essaie de vendre sa camelote.
Le vendeur s'est arrêté pour faire son boniment, avec insistance semble-t-il, devant un étrange duo. Une femme, la peau mate, de petite stature, assise dans les gradins en compagnie d'un homme en armes, les cheveux châtains foncés, l'air courroucé.
Et ce qui surprend Ghost, ce n'est pas la froideur avec laquelle le garde du corps, (car c'est visiblement un garde du corps,) renvoie le vendeur, qui s'éclipse avec un petit sourire poli. Mais plutôt que le voleur connaît le visage de ces deux personnes.
La femme, c'est la Langley. Celle chez qui il s'est introduit il y a de ça deux semaines. Pourquoi n'est-elle pas dans la tribune, avec les autres PrésiDucs ? Pourquoi se commettre avec les bureaucrates et les gens de moindre condition dans les gradins ?
Et surtout... Pourquoi est-ce que l'homme qui l'accompagne, qui la protège, est le sabreur qui traînait ce matin même en compagnie des Ménestrels, dans les ruines fumantes de la maison de Nightingale ?

Ghost reste interdit quelques secondes.
Une foultitude de questions passant à la vitesse d'un cheval au galop dans son esprit.
Qu'est-ce que Nightingale a à faire avec une PrésiDuchesse ? S'il connaît son garde du corps est-ce qu'il la connaît elle aussi ? Et mieux, qu'est-ce que elle a à voir avec un Ménestrel ? Est-ce pour cette raison qu'une affichette de BloomFall se trouvait sur le bureau de l'étude dans le manoir Langley ?
Il se remémore rapidement la conversation qu'il a surprise, quelques jours auparavant, au même endroit, celle à propos des ThreeSix, de joindre Finnegan...
Dans quoi est-ce que Nightingale traîne ? Cette femme est-elle un mécène pour le Ménestrel ? Cette conversation, avait-elle un rapport avec quoi que ce soit qui le concerne ? Il faudrait que le voleur puisse se souvenir des mots exacts qui ont été prononcés ce soir-là, mais...
"Ghost ! La terre appelle Ghost, reviens !"

Le voleur, sorti des pensées dans lesquelles il était plongé, tourne ses yeux vers Copper qui l'appelle. Mais il a tout de même le temps d'apercevoir le regard du garde du corps, (Emyl, c'était son nom, il s'en souvient !) se poser sur lui, levant un sourcil.
"Je suis désolé, j'étais un peu ailleurs," s'excuse Ghost, se tournant vers les deux autres.
"Qu'est-ce que tu regardais ?" demande Krit, balayant la foule du regard.
"Rien, ne t'inquiète pas," lui dit son frère, retournant son cadet vers la scène, là où le spectacle ne va pas tarder à commencer. "Je regardais la foule. Il n'est jamais trop tôt pour travailler."
"Quelle diligence, quelle complétion dans le travail," s'amuse Copper, faisant craquer sa nuque, lassée d'attendre debout au milieu d'un grouillement de populace toujours plus compact.

Ghost décide de ne rien lui dire pour l'instant. Pas qu'il veuille nécessairement cacher des choses à sa Guilde, mais tout ce qui pourrait entacher la réputation de Nightingale aux yeux de Copper est à éviter. Il n'a pas de preuve.
Et aussi gentille qu'elle soit, sa chef de Guilde a le jugement facile, ayant tôt fait de condamner ceux qu'elle juge hostile aux siens. Et Nightingale...
Ghost n'est pas réellement sûr que ces deux-là pourraient se plaire.
Il ne jettera pas le Ménestrel à la vindicte de Copper sur la base de demi-déductions sans fondements.

Mais il n'a pas le temps de se perdre en considérations vaines, les lanternes illuminant la place baissent.
Cette fois, pas de grandes parades avant de commencer, pas de remue-ménage, ni de clairons. Juste un instant de silence, lourd d'attente.
Et quelques notes dans le silence. Quelques notes de guitare. Un projecteur s'illuminant alors que retentit une voix rauque, cassée, grinçante et basse comme les ténèbres de la ville. Inimitable.
Le chant croassant de Luke.
Les craquements de ses cordes vocales pénétrant dans les pores de tout le public, le faisant frissonner.
Là, debout, ses yeux noirs brillant sur le velours de sa peau charbonneuse, il se tient haut et droit comme une montagne, son manteau bleu usé battant jusqu'à ses chevilles. Invitant le spectateur au voyage. Narrateur, semble-t-il, du conte qu'il s'apprête à dérouler sous les yeux d'une assistance médusée, déjà accrochée à ses mots, tandis que les violons, en de rares notes diffuses, accrochent les basses de sa ballade rocailleuse.

Tandis qu'il explique qu'il s'agit là d'une histoire de trahison, de vengeance et de mensonges, une histoire prophétique gravée dans les reliefs des pierres d'Hillmoore, sa main se lève, et d'un tour de poignet, il commande l'ouverture d'un rideau, dévoilant la scène.

En ombres chinoises, de hautes silhouettes miment une tragédie.
Une sœur, Tatira, déesse de l'été et de l'ordre établi dont l'ombre frêle rappelle Muse, et un frère, campé par Nightingale. Qui prend le rôle de TamLin, dieu des hivers et des métamorphoses, opposé et complice de sa sœur bien aimée.
Enfants de la Toute-Mère, ils régissent le Temps dans la cour des Dieux.

Tandis que les notes poussées par le narrateur se font plus tragiques, on observe TamLin, à qui les privilèges et l'audace font oublier toute notion de danger, se faire trahir par un jeune dieu jaloux, la personnification de la Guerre. Désireux de prendre sa place dans le cœur de la Toute-Mère Miséricordieuse.
Guerre tue Printemps, et accuse TamLin et ses hivers de l'avoir assassiné par avarice. Les silhouettes jouent à la perfection ce tableau macabre et déchirant : le bannissement, l'injustice étreignant ces figures mythologiques.
La voix du narrateur, ayant terminé son introduction, s'éteint, tandis que le voile sur lequel sont projetées les ombres tombent, et qu'on voit s'avancer Nightingale, seul sur scène, dans un manteau noir.

Le décor, cette fois, loin des artifices du premier spectacle, n'en est pas moins grandiose.
On voit dans le fond de la scène s'élever la reproduction d'un temple de la Toute-Mère. Construit de tissus, et de parties mécaniques, éclairé par des flammes sortant de centaines de tuyaux de gaz, donnant l'impression d'une cérémonie surréelle à cette scène sans âge.
Et Nightingale chante. Devant le temple factice, à la lumière tremblante des flammes, il chante l'exil de TamLin. Ghost qui ne se sait pourtant pas si sensible à ce genre de spectacle ne peut s'empêcher d'être touché devant cette complainte déchirante, et s'il en croit sa main broyée par son frère, il n'est pas le seul à qui cette mélopée tragique remue les entrailles.

À la fin de cette tirade, le tableau change, c'est le retour du narrateur. La suite de la saga s'enchaîne.
En suivant l'épopée de TamLin, en croisade pour regagner sa réputation ternie, et dont le royaume d'Hiver s'effrite en son absence, on voit de nombreux drames se nouer et se dénouer.
Muse, tout de doré vêtue en une Tatira plus noble encore que les statues des cathédrales, régale le public d'un tableau puissant, dans laquelle la déesse de l'Été clame son indépendance face aux dieux du Panthéon, révoltée par le sort de son frère. Et, petit à petit, Ghost comprend l'allégorie derrière cette histoire.
"Okay, c'est quand même de sacrés connards avec une bonne dose de courage pour balancer ce genre de discours devant ces bâtards de l'assemblée," commente Copper, à son oreille, étant parvenue aux mêmes déductions.

En effet, dans son épopée, TamLin va trouver chacune des entités et divinités pouvant lui venir en aide. Sachant détourner leur animosité envers celui qu'ils prennent pour un traître, il amène ces figures mythiques à interroger l'ordre établi du panthéon, et à questionner l'intégrité de leur royaume. Les faisant se dépasser chacun au-delà de leurs rôles figés dans le marbre pour les changer en individus indépendants, réussissant par diverses pirouettes à les convaincre de son innocence.
Derrière les comédiens et les acrobates venus contempler certains tableaux, le décor mobile se modifie, le temple se changeant tout à tour en arbres, par la magie des câbles et des tissus repliés sur la structure de métal. Les forêts noires devenant palais, les palais devenant vaisseaux stellaires, le voile du fond se faisant en galaxie, moucheté d'étoiles projetées par des centaines de petits projecteurs.
Le discours anti-caste et parfaitement libertaire du spectacle est à peine voilé. Et la foule dans la fosse a l'air d'apprécier, applaudissant à grands cris. Ghost jette un œil dans les tribunes. Il s'attendait à voir des visages dubitatifs, mais ces crétins satisfaits applaudissent de leurs doigts cerclés d'or.
Trop vaniteux pour se rendre compte de ce qui se déroule devant eux ? Ou préservant les apparences aux yeux du peuple ? Le voleur est perplexe.

Il ne s'attarde cependant pas trop à regarder derrière son épaule. Le spectacle se déroulant sur scène accaparant trop son attention. Muse, avec son solo déchirant, qui grille à petit feu les cœurs du public, est fantastique. Elle mérite bien sa place en tête d'affiche de la Guilde. Son duo improbable avec Luke se révèle tout aussi impressionnant. Entourés des loups du chef de Manteaux Bleus, le narrateur et la déesse de l'Été rappellent à eux leur Hiver perdu. Les basses frissonnantes de Luke se mêlant aux teintes claires des trilles de la jeune femme.
D'autres Ménestrels se retrouvent mis à l'honneur, certains que le voleur a vu le matin même devant la masure calcinée. Ils ont l'air prometteurs, et offrent des tableaux formidables.
Mais Nightingale...

Au fur et à mesure du récit, tandis que le personnage gagne en puissance et en confiance, il se transforme, tombant la sobriété de son manteau noir pour revêtir petit à petit des pièces de satin gris, rappelant la neige et l'Hiver. Et quand, vers la fin du spectacle, tout de blanc vêtu, la taille cintrée de velours noir, il entraîne la foule, devant le parvis du décors redevenu temple, ses fenêtres habitées de Ménestrels flamboyants.
Nightingale, son maquillage rehaussant les reliefs de son visage mobile, chante, danse au milieu des flammes, la foule reprenant en chœur les refrains, frappant dans les mains et bon sang... Ghost n'a jamais rien vu d'aussi... D'aussi...
Il ne sait pas. Le spectacle est formidable, bien sûr. D'une virtuosité jamais égalée ces dernières années, et pourtant, avec Krit, il a dû assister à bon nombre de représentations.
Mais avoir sous les yeux le Ménestrel, Prince sans couronne des rues d'Hillmoore, faisant bouger d'un geste de la main un public prêt à lui manger dans la paume, complètement subjugué... Le voleur n'en revient pas.

Le Ménestrel est tel que dans son souvenir d'enfance. Lumineux. Éclatant.
À quel point ce souvenir se mêle-t-il dans la mémoire de Ghost pour se plaquer sur le présent ? Est-ce que la violence de la pression dans son estomac à la vue de ce spectacle formidable, de ces mouvements subtils des doigts de son sauveur, est réellement due à toute la culpabilité qu'il a accumulée au fur et à mesure des années à fantasmer cette rencontre avec lui ? Rencontre qui s'est déroulée d'une manière si étrange...

Après une dernière chanson, affrontement entre la Guerre et TamLin, après le pardon au véritable traître, tous les dieux se réunissent pour entonner un chœur chargé d'espoir, entraînant tout le public à reprendre avec eux les paroles de cette chanson puissante.
TamLin abandonne son statut divin pour se retirer à jamais dans un jardin de roses, acceptant l'oubli des hommes, après avoir ramené la paix dans son royaume. Fatigué, il s'exile de lui-même, et c'est ainsi que se termine la pièce.
Le narrateur referme le rideau. Luke, entouré de ses loups, clôt la pièce, d'une dernière note basse, se fondant dans le silence.

C'est l'ovation.
Ceux qui n'étaient pas debout se lèvent, les mains tendues du public rappelant les artistes sur scène en un rugissement avide.
Évidemment, la troupe réapparaît, à la plus grande satisfaction de son audience... Le rideau se relève et les artistes défilent les uns après les autres. Les chœurs, puis les figurants, les seconds rôles ensuite... Enfin viennent les premiers rôles.
Luke, distant dans son salut, mais ses dents blanches luisant sous les projecteurs d'un éclat presque métallique. Muse, pour qui la foule siffle copieusement des vivats enthousiastes, rappelant l'Éternelle Fiancée plusieurs fois sur scène.
Quand Nightingale s'avance, dans son costume blanc, le public éructe de joie.
En toute honnêteté, son visage brille de la même joie qu'affichent ceux qui l'ovationnent, saluant avec gratitude, son regard balayant la foule. Quand ses yeux tombent sur Ghost, au premier rang, ses pupilles s'illuminent, et avec un naturel désarmant, il lui envoie un baiser de la main, accompagné d'un clin d'œil complice.
Avant de s'enfuir en coulisses avec le reste de ses congénères tandis le rideau retombe.

Le voleur a les joues en feu.
Plusieurs visages se sont tournés vers lui suite à la petite démonstration du Ménestrel, mais ce ne sont pas ces yeux inquisiteurs qui le gênent vraiment...
"T'as vu ! Il t'a dit bonjour !" Krit, toujours là pour souligner l'évidence... Merci bien, soupire son aîné.
"La vache," lui annonce Copper, alors que la foule commence à mollement se déplacer vers les sorties de la place. "T'es rouge comme le cul d'une brique. Je t'avais jamais vu dans cet état."
"Il fait chaud," se défend le voleur, raide comme la justice. "Il me tarde de sortir d'ici."
Ils profitent d'un peu plus de liberté de mouvement, maintenant que le public a commencé à se disperser, et il va leur falloir profiter de l'occasion pour aller jouer les pickpockets.
"T'as raison ouaih," commente Copper, qui scanne elle aussi la foule, ayant visiblement la même idée en tête. "Il fait chaud, je te crois. Tu m'étonnes que Merv soit jaloux."
Le voleur renifle, incrédule.
"Merv, jaloux." Il siffle entre ses dents. "C'est son genre, tiens. De quoi tu veux qu'il soit jaloux, en plus. Il se sera trouvé un nouveau plan ce soir, il va pas râler pour rien."
Copper lève les yeux au ciel, laissant tomber la conversation, et se tournant vers Krit.

"Il faut qu'on aille travailler," annonce-t-elle. "Est-ce que tu restes avec nous ?"
Elle regarde sa montre. Il est dix heures, le spectacle a duré deux bonnes heures. En attendant minuit, le chahut et l'excitation vont monter en ville jusqu'au décompte du nouvel an et le début de la Longue Nuit. Le charivari habituel avant le retour à la normale dans un Hillmoore groggy par dix jours de festival.
"Non," l'adolescent fait passer la guitare devant lui, la serrant contre son torse. "Night m'a dit de l'attendre dans une ruelle à côté, il va avoir besoin de ça tout à l'heure. Je vais aller pas loin."
Ghost hoche la tête, caressant affectueusement la tignasse de son frère.
"Tu vois avec lui ce qu'il compte faire ce soir, d'accord ? On se retrouve à la maison tout à l'heure ?"

"Vous sortez pas ce soir ?" demande son cadet, curieux. "C'est le nouvel an, tout le monde fait la fête."
"Je suis fatigué, petit corbeau," soupire Ghost, sincère. Les deux jours qu'il vient de passer et sa nuit sur le sol de sa chambre commencent à lui peser copieusement dans les pattes. Et puis, il n'a jamais été trop impliqué dans les traditions de la ville, qui le rendent un peu nauséeux. "Je serais là pour te souhaiter une bonne année, je te promets. Ensemble, à la maison. On fêtera ça tous les deux, si tu veux."
Le sourire radieux de l'adolescent vaut tout l'or du monde aux yeux du voleur.
"Et je viendrais te voir demain avec un gâteau pour qu'on fasse ça dignement," conclut Copper, avant de tirer doucement Ghost par le bras. "Allons-y, ne laissons pas ces pigeons gras se faire plumer par d'autres."

Ils se mêlent à la foule avec rapidité.
Ghost a déjà repéré, dans les gradins, d'autres membres de sa Guilde, qui se mettent eux aussi au travail avec tout autant de diligence.
Durant une petite demi-heure, le temps que prendront les gens de la Haute pour regagner leurs calèches garées non loin dans les grandes avenues, ce sera le moment idéal. Et après, il restera quoi qu'il arrive les bureaucrates. Ces derniers iront s'encanailler à Shiny City, pour profiter du nouvel an parmi le peuple. Là où se trouvent les vraies fêtes.

Il s'agit à présent de repérer les plus gros lots, et de les détrousser avec adresse.
Les deux compères se séparent pour plus d'efficacité. Ghost, nonchalamment, rabattant ses cheveux sur sa mèche blanche trop reconnaissable, et faisant profil bas, presse le pas pour se mêler au cortège des dirigeants de la ville. Ces derniers, flamboyants et marchant du pas lent de ceux que le monde attendra, se dirigent vers la caravane de calèches déployées le long de l'Avenue des Anges.

Ghost n'a pas à faire beaucoup de trajet qu'il repère un bonhomme replet aux joues rubicondes, ses deux gardes du corps traînant derrière lui. Se faufilant sans bruit, prétextant un mouvement de foule, il frôle le quidam au nez de ses sbires, et lui déroule bourse et montre, qu'il enfourne sans cérémonie dans sa surchemise.
Cinq pas plus loin, c'est au tour d'une longue femme aux épaules cernées de fourrure épaisse. Elle subit le même sort. Bracelet et lorgnon finissant prestement dans le butin du voleur.
Les yeux de Ghost se posent alors sur une vision inespérée. Un vrai coup de chance.

De l'autre côté de la rue, la Langley, semblant ennuyée de la lenteur de la foule, cherche elle aussi à rejoindre High City.
Elle est flanquée d'un autre jeune homme, et d'une femme à peine plus âgée, tentant apparemment de lui faire la conversation et à qui elle daigne répondre d'un ton poli, repoussant leurs attentions à l'aide d'un sourire qui ne remonte pas jusqu'à ses yeux.
Son garde du corps veille, à moins d'un mètre, mais c'est plus qu'un n'en faut au voleur.
Ghost est curieux, et c'est la curiosité qui le pousse à s'approcher de plus près.

Est-ce qu'il oserait voler une possible mécène de Nightingale ?
Le voleur étouffe un sourire. Évidemment. Son allégeance ne s'étends pas jusque-là. De plus, pense-t-il alors qu'il se place stratégiquement dans l'angle mort de la femme, approchant silencieusement le petit groupe, s'il y a quelque chose à savoir, autant l'apprendre par lui-même et aller chercher ses informations à la source.
Bientôt assez proche pour tenter un coup de maître, profitant de la foule, il lance son bras d'un geste souple, pétri d'habitude, visant la sacoche accrochée au côté de la jeune femme par une ceinture d'or.
Quand une poigne d'acier l'arrête net. Une main entoure vivement son avant-bras, serrant assez fort pour l'empêcher d'atteindre sa cible.

Tournant la tête vivement, il tombe sur les yeux en amande courroucés d'Emyl.
"La main dans le sac, dommage," commente le sabreur, sans humour. Sa voix est basse, et le petit groupe qui leur tourne le dos ne s'est encore rendu compte de rien, continuant tranquillement sa route.
"Lâche-moi," grince Ghost, serrant ses poings, prêt à se battre si nécessaire. Jamais il ne s'est fait prendre. Jamais il n'a même été remarqué. Il a dû être trop lent cette fois, manquer de jugement...
"J'ai vu ton manège," signale Emyl, le tirant en arrière, proche du trottoir, les écartant légèrement de la foule. Il n'a pas l'air de vouloir faire d'esclandre, ni d'appeler les casaques Pourpres. Pour le moment...
"Et alors ?" Feule presque le voleur, son instinct qu'il peine à museler l'exhortant à attaquer son adversaire, à viser la gorge. "De quoi je me mêle ?" Il se force au calme, inspirant profondément, ne souhaitant pas perdre les pédales. Il faut qu'il arrive à se reprendre s'il veut pouvoir retourner la situation à son avantage.
Emyl lève un sourcil, pas impressionné le moins du monde, et resserre encore sa poigne, son autre main se posant sur le pommeau de son sabre.

"Tu es impressionnant. Rapide," commente-t-il, sans humour. "Mais ça ne mérite pas que je te laisse piller celle que je protège. Ma tolérance a ses limites."
"Elle va pas pleurer pour quelques ducats, ta maîtresse," Ghost garde les yeux d'Emyl fixés sur les siens, son ton provoquant destiné à distraire son assaillant tandis que son autre main glisse dans sa poche arrière pour y chercher son couteau.
Autour d'eux, la foule continue d'avancer sans les voir. Ils sont à présent pratiquement plaqués contre un des murs des immeubles ceinturant la rue. Ghost se sent pris au piège, mais il ne se rendra pas sans combattre. Le sang bat à ses oreilles, l'adrénaline affluant vite, noyant son système.
"Je te déconseille de tenter quoi que ce soit," soupire Emyl, faisant claquer sa langue, désapprobateur. "Tu n'es pas de taille, et je ne suis pas d'humeur. Si tu promets de te barrer sans faire d'esclandre, et de laisser ma maîtresse tranquille, je te laisse partir."

Ce comportement inhabituel de la part d'un garde du corps refroidit quelque peu le voleur, qui jette un regard interrogateur, presque choqué, au sabreur.
"J'aurais brisé le bras sans poser de questions à tout autre que toi", explique ce dernier, "encore plus pour tenter de me poignarder comme tu t'apprêtes à le faire. Lâche ce couteau."
Sa voix est sans réplique. La voix d'un soldat aguerri. Ce ton insupportable d'autorité contenue déclenche une nouvelle vague de colère profonde chez Ghost, resserrant sa poigne sur le manche de l'arme qu'il a saisi dans sa poche.
"Bute-moi si tu veux," crache-t-il. "Qu'est-ce qui t'en empêche ?"
"Tu as sauvé Night," répond calmement Emyl, lâchant sa prise sur le voleur. "Tu le loges. Il t'estime digne d'intérêt, mais enfin... Il a toujours sû s'entourer de la crème de la crème, donc... Je réserve mon jugement à ton encontre. Si tu t'en vas maintenant."

Ghost se recule vivement, plaçant son couteau devant lui, assez bas pour ne pas alarmer les passants. Mais assez en vue pour que la menace soit bien comprise de son adversaire.
"Qu'est-ce qu'une gosse de riche et un mercenaire armé peuvent bien avoir à foutre d'un Ménestrel fauché comme les blés ?" Lâche Ghost, gardant sa voix basse.
Ce serait le bon moment pour s'enfuir. Il pourrait tourner les talons, se mêler à la foule, grimper sur les toits et disparaître, parce que là... Oui, il doit bien l'avouer la situation n'est pas à son avantage.
Mais... Il ne peut pas s'en empêcher. Sa curiosité est plus forte que son instinct.

Emyl, croisant les bras, le toise d'un air blasé, faisant la moue.
"Je n'ai absolument pas l'intention de répondre à ta question, et j'ai du travail. Donc je te propose de retourner t'occuper du tien, et de ton cul par la même occasion. Et si t'as des questions, demande à Night. T'es son logeur, donc tu deviens son problème, pas le mien." Il tend un index devant lui. "Tant que tu te tiens loin de mes affaires, évidemment. La prochaine fois, je te livre au ménestrel saucissonné comme un jambon et une de tes chaussettes enfoncées dans le gosier, vu ?"
"Laisse-moi en dehors de tes déviances, mercenaire, t'as pas une richarde à torcher ?" Ghost lui renvoie un regard dégoûté, auquel Emyl répond par une moue amusée, avant que son regard ne se fasse plus dur.
"Hilarant. Mais je vais tout de même te confier autre chose," ajoute le sabreur, sa voix froide comme la lame de son sabre. "Appelle ça l'instinct, ou ce que tu veux... Mais la prochaine fois que tu refous un pied dans le manoir, on retrouvera ton corps lesté au fond du fleuve. Et ça vaut pour toute ta simili Guilde. Ce n'est pas un avertissement."

La panique qui saisit Ghost à la suite de cette menace se loge au fond de sa gorge. Et s'il en juge le sourcil levé du Sabreur, il n'arrive pas à la dissimuler.
"Si tu me touches," gronde le voleur tout bas. "Si tu me touches, je me fiche de comment, mais je trouverais un moyen de te buter."
Emyl est dispensé d'ouvrir la bouche par l'intervention de Copper, qui surgit aux côtés de son ami, immédiatement prête à en découdre.
"Un problème ?" lui demande-t-elle, plissant les yeux vers le garde du corps.
"Oh formidable," soupire Emyl. "Un autre voleur. Ils viennent en meute maintenant."
"Qu'est-ce que tu as dit ?" Crache Copper, se postant entre Emyl et Ghost comprenant tout de suite le problème. "Et t'es qui toi, encore un autre chien suivant son maître ? T'as pas mieux à faire ?"
"On applaudit le dédain de ceux qui volent pour survivre," soupire Emyl, replaçant nonchalamment les mèches tombant devant son visage. "Il n'y a plus de respect chez les malfrats. Allez, les comiques, j'ai à faire. Restez loin de nous, et tout ira bien."

La colère de Ghost commence à refluer doucement, et leur petit numéro commence à faire du bruit. La foule, moins dense, est aussi plus attentive à ce qu'il se passe. Ils sont en train de dépasser les limites, et cette affaire n'est plus une simple incartade personnelle entre le sabreur et lui-même.
Il pose une main sur l'épaule de Copper, laissant refluer sa rage autant qu'il le peut.
"On s'en va," souffle-t-il. "C'est le moment."
"Je ne vais pas laisser un laquais," crache la chef de Guilde, dissimulant à grand peine ses dents de métal sous le coup de sa colère, " me dire quoi faire. Et me prendre de haut. Un laquais. À peine plus qu'un torche cul royal. Qui es-tu pour me prendre de haut ?"
"Basiquement," répond Emyl, reniflant d'ennui, "celui qui a un sabre et qui sait s'en servir. Je vous offre une occasion de vous enfuir, et vous persévérez ? Vous ne savez pas comment lâcher l'affaire, vous, hein ?"
"Cop'" murmure Ghost à son oreille. "On s'en va. Maintenant."
"Un problème, Emyl ? Tu nous a abandonnés en plein... oh."

Un problème ne survenant jamais seul, la Langley est revenue sur ses pas, rejoignant son garde du corps. Impatientée de son retard, probablement. Ses yeux se posent sur Ghost, puis sur Copper.
Ce n'est pas bon. Moins les gens de la Haute les connaîtrons, et plus ils seront en sécurité... Ils sont en train de se compromettre.
Copper a beau être grimée, on n'est jamais à l'abri d'une mauvaise surprise.
"C'est lui a sauvé Night," informe posément Emyl. "Il est exactement comme je l'imaginais."
La PrésiDuchesse les regarde, alternativement. Ne comprenant pas la situation. Sentant la tension dans l'air, pesante.
"Emyl ?" demande-t-elle de nouveau, se raidissant, méfiante. "Est-ce qu'il ne faudrait pas qu'on s'en aille ? Tout de suite ?"
Elle aussi tire son garde du corps par la manche, l'invitant à la suivre.
Ghost sent Copper bouillir sous ses doigts. Il connaît sa haine des PrésiDucs, des corporats, et il est encore plus difficile pour elle de se contenir que pour lui.

Mais tous ces problèmes sont laissés au second plan, quand, par-dessus la foule, au loin, il entend un hurlement. Pas assez fort pour faire se tourner les têtes des badauds qui passent encore dans la rue, se dirigeant vers la suite des festivités. Mais Ghost reconnaît cette voix.
Sans attendre il lâche Copper, et tourne les talons, partant en courant vers l'endroit où pense que provient le hurlement.
"Krit !!"
Un nouveau cri retentit, et il laisse Copper se débrouiller. Elle saura retourner la situation à son avantage, du moins il l'espère...
Et son frère.... Son frère avant tout.

Il ne lui faut que quelques secondes pour tourner dans une ruelle déserte, non loin de la Grande'Place. Étroite, et abandonnée de la foule à l'exception de deux silhouettes qui...
Ghost court de plus belle, arrivant face à une vision faisant se retourner ses entrailles si vivement qu'il en perd presque l'équilibre.

Krit est coincé contre le mur de pierres noircies de la ruelle par un vieil homme, bien habillé. Ses cheveux grisonnant tombant en paquets filasse sur ses épaules, il est penché sur l'adolescent, et essaie apparemment de lui enlever son haut.
Comble de l'horreur, Krit, qui se débat, n'essaie pas de se protéger, mais à la place, tente de mettre en sécurité la guitare qu'il serre contre lui, essayant d'abriter l'instrument des gestes violents du vieux saligaud.

Toute raison a déjà quitté Ghost quand il arrive au contact de l'homme. Son sang, écarlate, pulsant sous ses paupières obscurcis toute pensée cohérente. Il n'entend plus rien, sa vision réduite en un tunnel dans lequel il se voit à peine attraper l'abominable individu par l'épaule, le retourner, et lui enfoncer son poing dans le visage, sentant les os craquer sous ses phalanges.
C'est l'habitude qui le fait saisir son couteau, replié dans sa garde, pousser l'agresseur de son frère contre le mur, et l'arme coincée dans sa paume, protégeant ses doigts d'un impact trop violent, il commence à réduire cette misérable créature en bouillie.

Il n'y a rien. Plus rien en lui. Rien d'autre que ses souvenirs mélangés à la vision d'horreur de son frère sous les paluches répugnantes de cet animal condamné. Rien que la mélodie de ses poings qui s'enfoncent dans la chair. Encore, encore, encore.
Un violeur. Un sale violeur. Encore un. Un autre, dans cette foutue ville. Ghost ne se sent pas hurler, il laisse juste déferler sa colère. N'a qu'une idée en tête : mettre fin à ce cauchemar.
L'homme se laisse couler le long du mur.
Le relever quand il tombe. Les cris ne sont pas une gêne. Ce bâtard peut crier tant qu'il veut. Il faut que ça cesse. Que ces horreurs cessent. Une seule solution : Éliminer toute forme de menace.
Frapper. Encore. Plexus. Ventre. Mâchoire. Nez. Encore. Encore. Encore.

Sa main est arrêtée en plein vol.
Pour la seconde fois de la soirée.
Le voleur se retourne, en furie, pour frapper de nouveau. Abattre le poing sur ce nouvel agresseur.
Mais son mouvement se stoppe brutalement. Arrêté par la vision de deux iris dorées traversant le voile de sa rage.
Nightingale, face à lui, lâche doucement le bras du voleur, et lève ses deux mains en signe d'apaisement.

Ghost fait face au Ménestrel. La respiration courte. La mâchoire serrée.
Incapable de prononcer le moindre mot. Les yeux dorés le détaillent mais Ghost est incapable de lire l'expression du barde.
Il a quelque chose à finir.

Il se retourne vers le vieux pervers. Qui a glissé le long du mur. Le visage en sang, tuméfié.
Mais un râle sort toujours de sa bouche. Il est en vie.
Ce salopard est encore en vie...
Ghost voit à peine dans les brumes de sa vision, Krit recroquevillé contre le mur, la guitare dans ses bras, tremblant de tous ses membres. Dans un profond état de choc.
Le voleur n'a qu'une idée en tête, et il s'avance de nouveau vers le corps sanguinolent rampant devant lui.

Mais Nightingale s'interpose encore, se plaçant d'un pas entre Ghost et son objectif.
"Doucement..." dit-il d'une voix calme, ses mains toujours levées devant lui. "Doucement... Qu'est-ce qui se passe ?"
"Écarte-toi," siffle le voleur, incapable de réfléchir. Il porte sur Night un regard acéré, et seul un profond instinct verrouillé par ses souvenirs l'empêche de pousser violemment le Ménestrel pour accéder plus facilement à sa proie.
"Non," énonce fermement Nightingale, se plaçant encore plus fermement entre Ghost et l'homme à terre, ouvrant largement les pans de son manteau. "Pas avant que tu m'aies expliqué ce qui se passe."
"Ne te mêle pas de ça," la respiration du voleur est courte, rapide. Son poing, serrant toujours son couteau replié, prêt à frapper. "Ça ne te concerne pas."
"Ça me concerne du moment que ça te concerne," réplique Night, doucement. "On est liés maintenant, tu m'as sauvé la vie. C'est à mon tour de veiller sur toi."

Ces mots sortent quelque peu Ghost de sa torpeur, cherchant à s'imprimer dans son esprit, mais la vision de son frère, recroquevillé sur les pavés, sa chemise à moitié ouverte et le visage raviné de larmes ne fait que raviver sa rage.
"Cette ordure a essayé d'agresser Krit," crache-t-il, montrant les dents. "Écarte-toi !"
Le Ménestrel baisse furtivement les yeux sur l'agresseur, qui, tente de se redresser péniblement, s'appuyant contre le mur, le visage détruit. Mais quand le Nightingale porte à nouveau son regard sur le voleur, son visage, triste, est empli d'une compassion douloureuse.
"Je comprends tes raisons, mais je ne peux pas te laisser faire ça." Son ton, doux, n'en demeure pas moins catégorique, et il écarte les bras, faisant rempart entre l'homme et le voleur, les pans ouverts de son long manteau camouflant presque l'agresseur aux regards de son assaillant.

"C'est pas à toi de décider !" S'écrie Ghost, révolté par ce comportement pleutre. "C'est pas à toi de décider ce qu'il faut faire des raclures dans son genre !"
"Mais ce n'est pas à toi de devenir bourreau au nom de la justice !" Nightingale s'avance d'un pas, rentrant dans son espace. "Tu n'as pas à te faire tortionnaire pour cette raclure !"
Mais Ghost refuse de reculer. Il lui tient tête.
Fronçant les sourcils, son sang bouillonnant encore dans ses veines, la violence le rendant presque fou, incapable de réfléchir. Ses bras vibrent d'une urgence plus forte que lui.
Tuer. Tuer pour éliminer la menace. Tuer pour que plus jamais ces horreurs n'arrivent.
Mais il ne peut pas. Pour accéder au violeur il lui faudrait passer par-dessus le Ménestrel, le malmener, et ça lui est impossible. Ces deux instincts puissants luttent en lui. Lui faisant perdre pied.

"Je me fous complètement d'avoir du sang sur les mains," réussit-t-il à articuler, "si c'est pour éliminer les salauds comme lui. Il faut bien que quelqu'un le fasse ! C'est un nuisible. Et les nuisibles de cette espèce méritent la mort."
Nightingale ouvre de grands yeux devant cette débauche de violence, puis son regard devient triste.
"La violence appelle la violence," énonce Nightingale, d'un mouvement de la main. "On est tous des meurtriers quand on rentre dans ce cycle. Alors quoi ! Tu vas te sacrifier pour le bien commun ! Oui c'est une raclure, mais tu vas l'exécuter dans une ruelle ! Tu vas venger Krit, et après qu'est-ce qu'il va se passer ?"
"Le monde sera débarrassé d'un problème," s'exclame Ghost, s'avançant de nouveau, pratiquement nez à nez avec le Ménestrel, désormais, voulant l'obliger à reculer. Mais ce dernier ne cède pas.
"Non," continue-t-il, d'une voix claire. "Tu seras un assassin. Justice ne sera pas rendue, seulement une vengeance dans laquelle tu deviendras toi aussi une victime. Tu auras éliminé un problème, mais d'autres comme lui viendrons. Innombrables, et alors quoi, tu les tueras aussi ?"
"S'il le faut..."tente le voleur, sentant sa colère desserrer quelque peu son emprise sur son esprit face à cette rhétorique qui l'oblige à réfléchir, à sortir de son instant de haine.

"Je sais... Et alors ce sera toi le tueur," continue le Ménestrel, ancrant ses yeux dorés dans les siens, solides, le charbon sous ses yeux soulignant encore la force de son regard. "Des démons ayant engendré un autre démon, assoiffé de sang. Un meurtrier, comme tant d'autres. Aux yeux des familles de ces salauds, tu ne seras pas celui qui a rendu service à la société, tu seras le mal à abattre. Tu auras les mains rouges. Ta colère ne sera jamais apaisée, et tu vas t'enfermer dans un cycle de vengeance, toujours plus gourmand... La violence appelle la violence... Il y a d'autres solutions."
Ghost secoue la tête. Il comprend, confusément, cette logique. Sait ce qui l'attend comme remords en se changeant en tueur à nouveau. Mais il ne peut simplement pas l'accepter, pas maintenant. L'image de l'homme penché sur son petit frère brûlant dans son esprit et son sang se remet à bouillir.
"Tu ne sais pas de quoi tu parles..." Lâche-t-il simplement.

D'un pas, il essaie de contourner Nightingale, déterminé à réduire au silence le monstre à terre qui essaie de péniblement se remettre sur ses pieds, et dont la vision ne lui inspire qu'un profond dégoût.
Mais Night est aussi rapide, si ce n'est plus, et il s'interpose encore, bras ouverts, paravent de Manteau Bleu entre le bourreau et son destin.

"Arrête ça !" s'écrie Ghost exaspéré, prêt à repousser cette fois franchement le Ménestrel. "Pourquoi tu protèges ce salaud ! C'est un de tes mécènes, c'est ça ?! Tu protèges tes intérêts !"
"Non," répond doucement Nightingale, "c'est toi que je protège."
Ghost fronce les sourcils, le regardant sans comprendre. Ses poings serrés vibrant de rage, et de frustration.
"Je ne veux pas que la main qui m'a sauvée devienne celle d'un meurtrier," souffle gentiment le Ménestrel, levant doucement sa propre paume, doigts tendus, en direction du visage du voleur. "Tu mérites mieux que ça. Ton frère mérite mieux que ça. S'il te plaît..."

Ghost, les dents serrées, le regarde faire, tendu comme la corde d'un arc sur le point de rompre. Il regarde cette main s'approcher de lui, et avec une douceur infinie, se poser sur sa joue. La chaleur est diffuse. Cette douceur inattendue envoie un courant qui s'étale tout le long de sa gorge, de ses clavicules...
Sous ce toucher bien trop tendre, ses poumons se vident, coupant soudainement tous les sons alentour. Un instant de silence, de flottement. Avant que, par réflexe, le voleur inspire.

De l'air froid, qui lui fait prendre conscience de l'endroit où il se trouve. Une conscience aiguë, soudaine, assaille son esprit. Les sons reviennent à ses oreilles. La rue, les bruits non loin, la musique, la lumière diffuse.
Il prend une autre grande inspiration quand il sent le pouce du ménestrel essuyer quelque chose sur sa joue, avant de reculer sa main, Sur la pulpe du doigt de Nightingale, Ghost peut contempler un filet de sang. Rouge sur la peau blanche.
Un filet de sang que le Ménestrel a ôté de sa pommette.

Subitement, Ghost baisse ses yeux vers ses propres poings.
Ses doigts sont en charpie, couverts de chair rouge. Ses poignets, ses bras, le tissus sombre de ses manches, poisseux de sang caillé.
Il regarde autour de lui, un peu désemparé, la scène sous ses yeux lui apparaissant clairement à présent. L'homme en charpie, tenant de se remettre debout. Son frère, roulé en boule autour de la guitare, et Nightingale face à lui.
Qui lui sourit.

"Je..." Ghost respire à grand peine, se sentant soudain horriblement fatigué. "Je ne peux pas le laisser s'en tirer."
"Ça va aller," promet le Ménestrel. "On va s'occuper de son cas. Je te promets qu'on ne va pas le laisser s'en tirer. Mais pas comme ça, d'accord ?"
Le voleur a du mal à se remettre, mais il fixe Night, son regard assuré, et...Est-ce qu'il a tort de lui faire confiance... Est-ce qu'il peut lui faire confiance ?
"Je t'en prie," demande le Ménestrel. "Fais-le pour toi. Tu ne mérites pas ça. Crois-moi."
Ghost ferme les yeux, inspirant lentement par le nez.
"D'accord..." lâche-t-il enfin, rouvrant les paupières pour tomber sur le regard rassurant du Barde, qui laisse échapper un soupir de soulagement, baissant enfin les bras.
"Merci..." Souffle le barde, d'un air sincère.

Puis, alors que Ghost reprend lentement ses esprits, remettant le couteau dans sa poche, luttant contre une violente envie de vomir maintenant que l'odeur du sang en train de sécher remonte à ses narines, Nightingale s'approche de Krit.
"Comment tu vas bonhomme ?" Demande-t-il à l'adolescent qui peine à articuler correctement.
"C'était... C'était..." Krit se mord la lèvre inférieure, mais essaie de rester brave, de ne pas pleurer.
Face à cette vision déchirante, Ghost s'élance à son tour vers son frère, prenant le visage de son cadet entre ses mains.
"Est-ce qu'il a eu le temps de faire quelque chose," demande-t-il. "Est-ce que tu es blessé ? Comment tu te sens ?"
"Ça va," l'assure son cadet, hochant la tête, "tu es arrivé juste à temps. Tu l'as empêché de... Ghost, tu es blessé !"
"Je vais bien..." Le voleur regarde ses mains. Elles lui font mal mais le couteau a absorbé la majorité du choc, ce n'est pas son sang qui tache ses jointures. "Je n'ai rien. Je te promets, je n'ai rien. C'est toi qui m'importes."
Krit pose délicatement la guitare sur le sol et se jette dans les bras de son frère.
"Tu es tellement stupide," s'écrie l'adolescent. "Tu es tellement, tellement stupide, de te mettre en danger, tu aurais pu... Tu aurais pu..."
Puis, comme cède un barrage sous trop de pression, d'un seul coup, il éclate en sanglots.

Ghost, complètement perdu face à réaction soudaine, se contente de bercer son frère contre lui, croisant le regard de Nightingale, accroupi près d'eux, qui lui lance un sourire attendri.
Avant de tourner la tête subitement, et de se remettre lestement sur ses pieds.
"Oh non je ne crois pas, très cher !" s'écrie-t-il, se dirigeant vers l'agresseur de l'adolescent, qui, rampant contre le mur, et profitant de l'inattention des deux hommes, essaie de se faufiler hors de la ruelle.
Ne désirant pas lâcher Krit, Ghost voit le barde rattraper le vieux salaud, et le flanquer de nouveau au sol. Tandis que l'homme étouffe un râle passant entre ses dents cassées, Night se penche au-dessus de lui.
"Les rats de ton espèce mériteraient de voir de près les souffrances de Basse-Fosse," lâche le barde, le visage fermé. "Et même si je préfèrerai que cette condamnation soit le fruit d'un procès équitable, pour l'instant, il ne se trouve ni jury populaire ni vraie justice en cette ville... Mais je ne peux tout de même pas te laisser agir en toute impunité. Donc..."

Joignant le geste à la parole, sous les yeux médusés de Ghost, Nightingale pose son talon sur la main droite de l'homme, et, méthodiquement, comme on écraserait une noix, il appuie de tout son poids.
"Bonne chance pour aller toucher des gosses avec ça," énonce doctement le Ménestrel.
Un craquement sinistre d'os broyés envahit la rue. Quand l'homme commence à hurler, le Ménestrel étouffe son cri en plaquant sa paume sur cette bouche dévastée.
"Chhhht..." Intime-t-il au vieux salaud. "La Garde est chatouilleuse ce soir, et les environs se sont assez vidés pour qu'elle vienne se mêler de nos affaires. Ce serait fâcheux."

Puis, il se relève, retire son pied. La main de l'homme forme un angle répugnant, les doigts disjoints n'ont plus l'air de vouloir se lever tout seuls.
"Pi... Piti..." la bouche fracturée de l'agresseur de Krit essaie de prononcer des mots.
"Pitié ?" demande le Ménestrel, croisant les bras. "C'est ça ?"
L'homme hoche la tête, misérable. Ghost en a un haut le cœur.
"T'en as eu de la pitié pour mon frère ?" lâche-t-il, dégoûté. "Et pour les autres ? C'était pas le premier, pas vrai ? Les salauds de ton espèce ne s'arrêtent jamais."
Le Ménestrel secoue la tête.
"Voyons comment la rue s'occupera d'un de la Haute déchu comme toi," édicte-t-il. "À défaut d'un jury populaire, laissons le peuple décider de ton avenir d'une autre manière. Hillmoore sera le juge de ton destin, c'est le mieux que je puisse t'offrir."
"Qu'est-ce que tu veux faire ?" demande Ghost, séchant les larmes de Krit, qui réussit péniblement à se remettre, le premier choc retombant lentement.
"Tu vas voir..." Le Ménestrel a un sourire en coin.

Mettant deux doigts dans sa bouche, il siffle une mélodie que le voleur reconnaît. C'est celle qu'il a utilisé pour faire venir à lui les enfants Oubliés, le matin même, devant ce qu'il restait de sa maison.
"Dans le doute," s'amuse Nightingale, "on fait appel à la famille."
Il ne faut pas une minute pour que, répondant à cet appel, deux Oubliés, sortant d'ombres où même Ghost n'aurait pu les apercevoir, se coulent dans la ruelle. Venant à leur rencontre.
Ils échangent un claquement de main avec Nightingale, et commencent un rapide dialogue dans leur propre langage, montrant le vieux pervers du doigt.
Les Oubliés, un homme et une femme, ayant peut-être vingt ans, peut-être bien plus, jettent des regards dégouttés à l'homme qui les regarde avec angoisse, serrant sa main brisée contre lui.
Finalement, la discussion se termine par des hochements de tête, et les deux, sortant un mouchoir de leur poche, bâillonnent l'assaillant de Krit.
L'un des Oubliés charge l'homme sur son dos, et ils l'emportent avec eux, s'enfonçant dans les ténèbres de la ruelle, loin des bruits de la foule.

Ghost, se remettant debout, redressant son frère, fronce les sourcils.
"Qu'est-ce qu'ils vont en faire ? Ils vont le buter ?"
Nightingale lève un sourcil, avant de pouffer, amusé.
"Non, nous ne sommes pas des assassins, contrairement à la croyance populaire" dit-il. "Mais il va être délesté de ses effets, et laissé pour compte près d'un pont. Sans vêtements, sans armes, en plein soir du nouvel-an... Espérons pour lui qu'il arrive à se traîner jusqu'à son manoir. On verra si la rue le laisse faire."
Il renvoie aux deux frères un sourire qui ne camoufle pas totalement son malaise.
Le voleur se rend compte que ce genre de sentence doit être dure à énoncer pour quelqu'un comme lui...

"Donc..." Ghost renifle, un peu perplexe. "Tu m'interdis de le tuer, mais tu le condamnes à mort en laissant d'autres pauvres bougres de la ville se charger de son cas."
"Les gens comme lui," explique le Ménestrel en croisant les bras, "alimentent la pauvreté en même temps que leurs propres ennemis. Mais s'il finit sous la lame d'un soudard ivre de Basse-Terre, ou de Money River, ça ne sera pas par vengeance. Seulement un détroussage opportuniste. S'il meurt de froid, il en sera le seul responsable. S'il est repéré par la Garde comme vagabond et envoyé dans le mouroir des mines, il versera son sang pour le système qui l'a nourri. Si néanmoins il survit, handicapé à vie, ce qui demeure l'option la plus probable, alors en contemplant chaque matin sa face sans dents dans le miroir, et en se servant son luxueux vin de prune de sa main détruite, alors...Peut-être qu'il y repensera à deux fois avant d'aller poser ses membres valides sur des gosses des rues. Ce n'est pas une justice que j'affectionne, mais... Pour l'instant, c'est le mieux que je puisse proposer. Du moins tant que cette ville ne sera qu'un trou où chiens et loups se battent pour le meilleur morceau. Il est temps que les humains reprennent le contrôle d'Hillmoore..."
Il soupire, passant sa main dans ses cheveux, l'air abattu.

Le voleur lui jette un regard incrédule.
Et peut-être un brin admiratif.
"Tu as plus de pitié en toi que je n'en aurais jamais..." dit-il doucement, refermant le col de son frère, qui hoche la tête. "Il ne mérite pas ce genre de chance."
Mais une part de lui, qui se fait de plus en plus entendre à mesure que les minutes passent, est profondément soulagée... Prendre une vie... Il ne connaît que trop.
Sur ses lèvres, il a encore le goût de la chair de cet homme, dans la calèche. Dont il a arraché la carotide avec les dents. Un autre de ses souvenirs, et de ses cauchemars.
"Je crois qu'il a raison," souffle doucement son frère. " On est pas des assassins. Il a raison de t'avoir empêché de faire ça."
L'adolescent, ébouriffé, soupire, encore un peu secoué. Ghost hoche la tête. Trop de choses se mélangent dans son esprit. Le passé n'a pas encore eu le temps de refluer dans sa mémoire à vif.
Et l'adrénaline pompant lentement dans ses veines est une sensation désagréable, presque douloureuse.

Nightingale s'approche d'eux, se baissant pour prendre sa guitare.
"Je te remercie d'en avoir pris soin," il fait un sourire à l'adolescent, raccrochant l'instrument dans son dos, et tend les bras à Krit, lui souriant avec chaleur.
Après un instant d'hésitation, le jeune homme se presse contre lui, échangeant une étreinte chaleureuse avec le barde.
"Merci énormément," répète ce dernier. "J'ai encore un spectacle à donner et je suis probablement en retard. Je ne serais pas avec vous pour le décompte du nouvel an, mais... Je peux vous ramener une part de gâteau de High City si vous voulez. Il y en aura bien assez pour nous tous."
"Les gâteaux, c'est jamais de refus," s'amuse Krit, souriant jusqu'aux oreilles.

"La personne chez qui tu vas jouer..." tente Ghost, qui a toujours une foule de questions en tête, et n'a pas eu le temps de se pencher sur l'altercation ayant eu lieu plus tôt. "C'est la Langley ? Celle pour qui travaille ton ami Emyl ?"
Tout ce qu'il a vu ces derniers jours forme un canevas qui se recoupe dans son esprit. L'affichette dans le manoir, le sabreur, garde du corps de cette PrésiDuchesse, et...
Il se souvient subitement qu'il a abandonné Copper avec ces deux-là. Il va falloir qu'il la retrouve... Est-ce qu'il est arrivé quelque chose à son Chef de Guilde, à son amie ?
Il n'a même pas regardé en arrière en s'enfuyant.

Nightingale lui jette un regard surpris, mais se reprend vite.
"C'est bien elle, effet" répond-t-il aimablement. "Enora Langley est une vieille amie. Elle m'a beaucoup soutenue quand... Oh ne fais pas cette tête," ajoute-t-il face à la mine dégoûtée du voleur. "S'il est vrai qu'on trouve des salauds partout, il en est de même pour les gens de bien. Elle te plairait."
"Je... Passe mon tour, merci," évite habilement Ghost. "Quand est-ce que tu reviens après ton spectacle ?"
"Avec du gâteau," rappelle Krit. "Praline. Ou fruits rouges."
Nightingale étouffe un rire devant cette commande sans vergogne. "Assez tard, je le crains. Ne m'attendez pas. Je trouverais le moyen de ne réveiller personne."
"Sans vouloir te rappeler que tu as failli mourir hier," jette Ghost avec un regard en coin. "Peut-être que tu ne devrais pas tirer sur la corde. Ce spectacle avait l'air... De demander beaucoup d'énergie."

"De nous deux, je suis celui qui a eu droit à une nuit dans un lit," envoie le Ménestrel, balayant les inquiétudes du voleur d'un geste de la main. "Ne t'en fais pas, je suis solide. Et demain, c'est relâche ! Jour férié oblige !"
Puis, il se recule, leur faisant un dernier salut.
"Passez un bon nouvel an, tous les deux. Joyeux BloomFall, et Joyeuse Longue Nuit !" Lance-t-il, avant de tourner sur ses talons, et de s'en aller dans la nuit, regagnant les rues animées, et la fête battant son plein dans la ville.

"Il a tellement d'énergie..." note Krit, haussant les sourcils.
"Mmh... Il faut qu'on trouve Copper," déclare Ghost, prenant la main de son petit frère dans la sienne. "Et tu restes avec moi."
"Je te lâche pas," rassure Krit. "Copper a des ennuis ?"
"Je n'en sais rien." Le voleur l'entraîne à sa suite hors de la ruelle, retrouvant le chahut de la vie, et des célébrations encore plus intenses dans ce charivari insensé qui dénote tellement de cette ruelle glauque, la lumière orange des lampions réchauffant son âme d'une manière inattendue. "Mais ce nouvel an est le plus étrange de ma vie. Tu es sûr que tu vas bien ?"
"Je vais bien," répète l'adolescent, cherchant lui aussi du regard la chef de la Guilde au milieu de la foule et du bruit, avant de lever son visage vers son frère. "Grâce à vous deux. Et toi, comment te sens-tu ? "
Ghost, retournant sur ses pas, là où il a vu Copper pour la dernière fois, secoue la tête.
"J'ai eu peur pour toi," avoue-t-il, passant sous silence le flot vomissant de souvenirs noyant son esprit dans une bile acide.
"Moi aussi," souffle Krit, tout bas. "Moi aussi j'ai eu peur pour toi."

Ghost est dispensé de répondre par la vision de Copper, apparue à travers la foule, qui court à leur rencontre. Elle a l'air indemne, et se précipite vers eux, les retrouvant avec un soulagement manifeste.
Et le voleur remercie sa chance de retrouver son amie sans autres péripéties. Il est plus fatigué qu'il ne saurait le dire.
Tout aurait pu bien plus mal tourner, ce soir. Pourtant... Il faut croire que le sort a décidé de le laisser tranquille. Le même sort qui lui a envoyé Nightingale...

Il ne lui tarde que d'une chose, à présent, en écoutant le récit de Copper qui explique qu'après son départ, la Langley et son garde du corps se sont pratiquement enfuis pour les laisser tranquille, sans un mot... Ghost ne veut plus rien d'autre que rentrer chez lui.
Retrouver son lit. Fermer ses volets pour ne pas entendre la ville, ni les feux d'artifices du nouvel an.
Et enfin, par pitié, enfin oublier....  

La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant