Ce que raconta le courtier

207 20 0
                                    

Source : Histoire du courtier chrétien

Le lendemain soir, après une nouvelle journée aussi exempte de sang que les précédentes, Schahriar s'empressa de rejoindre son époux pour entendre la suite de l'improbable histoire du bossu qui l'avait fait tant rire la veille. Sheherazade l'attendait avec un sourire malicieux, et ne perdit pas de temps avant de reprendre son récit.

— Je vous disais hier que tout le cortège, juge, tailleur, médecin, pourvoyeur et courtier, remontait donc vers le palais. Lorsqu'ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna à ses pieds et lui raconta fidèlement tout ce qu'il savait de l'histoire du bossu. Le souverain la trouva si singulière qu'il ordonna à son historiographe particulier de l'écrire avec toutes ses circonstances, en s'écriant que jamais encore il n'avait entendu une histoire plus surprenante que celle de son défunt bouffon. Toutefois, il lui semblait que les quatre qu'on lui avait amenés étaient tout autant coupables de la mort du bossu les uns que les autres car, s'il n'était mort de l'arête de poisson, le malheureux aurait perdu la vie de sa chute dans l'escalier ou des coups dont on l'avait rossé. En conséquence de quoi, le sultan décida qu'on les pendrait tous les quatre. À ces mots, le courtier se prosterna devant lui, jusqu'à toucher la terre de son front.

— Puissant monarque, dit-il, si vous m'ôtez la vie vous commettrez une grave injustice et vous causerez le chagrin du plus aimable des hommes, que j'ai l'honneur de tenir pour mari. Si votre Majesté veut m'en donner la permission, je vous dirai quels obstacles se sont déjà opposés à notre amour, et comment nous les avons vaincus, afin que vous puissiez voir combien il serait injuste de nous séparer.

Le sultan, comme un autre très grand souverain de ma connaissance, goûtait fort les histoires et il pria le courtier de faire son récit en espérant qu'il serait aussi étonnant que l'aventure de son bossu. L'homme prit donc la parole, et entreprit de faire connaître son histoire.

— Il ne vous a pas échappé que je n'avais plus de main que la gauche, car la droite m'a été coupée. S'il s'agit du châtiment que l'on réserve aux voleurs, je l'ai reçu quant à moi par amour, il y a quelques années de cela. C'est un sacrifice sur lequel je ne reviendrai pas et je préférerai perdre chacun de mes membres de la même manière que d'être privé de l'homme pour qui l'on me l'a coupée. Voyez-vous, dans ma jeunesse mon père me confia de grandes richesses pour aller me faire marchand dans la ville de Nasr. Il me fallut quelques temps pour m'y installer et gagner en prospérité, mais après plusieurs mois de dur labeur je fus parmi les jeunes marchands les mieux fortunés de la ville.

Un jour que je visitais la boutique d'un marchand de mes amis à qui j'avais laissé des étoffes en dépôt, un homme de noble condition entra, un esclave fort bien habillé sur les talons. Avec une grande politesse, cet homme nous salua et défit son turban, révélant alors un visage d'une beauté tout à fait extraordinaire, illuminé de profonds yeux noirs qui me charmèrent au premier regard. Et lorsqu'il parla, sa voix douce et ses manières finirent de me renverser le cœur, me rendant tout à fait amoureux. Il était intéressé par une étoffe à fond d'or provenant de mes marchandises, que mon ami marchand avait fixée au prix de onze cents pièces d'argent. Le bel inconnu accepta le prix, mais indiqua qu'il n'avait pas la somme sur lui et qu'il faudrait lui faire crédit jusqu'au lendemain en lui permettant d'emporter l'étoffe.

— Seigneur, lui dit mon ami, je vous ferais crédit avec plaisir et vous laisserais emporter l'étoffe si elle m'appartenait, mais elle appartient à cet honnête jeune homme que vous voyez et c'est aujourd'hui que je dois lui en compter l'argent.

L'homme en fut mécontent, prenant cette rebuffade comme une insulte à sa probité, et je vis qu'il allait se retirer de la boutique en y laissant l'étoffe. Craignant de le voir franchir le seuil et de ne plus jamais pouvoir poser les yeux sur son aimable figure, je me levai pour le retenir en assurant qu'il pouvait emporter l'étoffe et que j'acceptai que mon ami lui fasse crédit sur la somme qu'il me devait. Cela apaisa son courroux, et je fus même doublement payé par le sourire qu'il m'adressa avant de quitter la boutique avec son esclave, me laissant rêveur et amoureux. Je m'empressai alors de demander à mon ami s'il connaissait cet homme, et de m'en donner l'identité.

Contes des Mille et Une Nuits [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant