L'histoire du médecin

207 18 8
                                    

Source : Histoire racontée par le médecin juif et Histoire que raconta le tailleur

À la tombée du jour le lendemain soir, Schahriar se sentait comme le sultan de l'histoire de Sheherazade, impatient d'entendre le récit du médecin après ceux du courtier et du pourvoyeur. Son époux s'en doutait, et reprit la parole sitôt qu'ils furent installés dans la chambre.

— C'était donc au tour du médecin de raconter son histoire, afin que le sultan puisse juger s'il valait la peine d'être épargné pour la mort de son bossu. Contrairement aux deux autres avant lui, il était accompagné de son époux et serrait fort sa main dans la sienne pour se donner le courage de parler devant le sultan. Après un bref échange de regard, il prit une profonde inspiration et commença son récit.

— Sire, en me voyant entrer tout à l'heure, il ne vous a pas échappé que j'étais boiteux. Cela ne me vient pas d'un quelconque défaut de naissance, mais d'une aventure qui m'a repayé de ce mal par l'amour du remarquable jeune homme que j'ai le bonheur de tenir pour époux. Il y a deux ans de cela, pendant que j'étudiais la médecine à Dimasq et que je commençais à y exercer ce bel art avec quelque réputation, un esclave me vint chercher pour aller voir un malade dans une fort belle demeure. Je m'y rendis, et l'on m'introduisit dans une chambre où je trouvai un jeune homme très bien fait, fort abattu du mal dont il souffrait. Je le saluai en m'asseyant près de lui et il ne répondit point à mon compliment, mais il me fit signe des yeux pour me marquer qu'il m'entendait, et qu'il me remerciait. Je l'examinai comme il le fallait et, après avoir écrit une ordonnance, je me retirai. Je continuai mes visites pendant neuf jours, avec la satisfaction de voir son mal diminuer. Le dixième jour, il me parut se bien porter, et je lui dis qu'il n'avait plus besoin que d'aller au bain. Le jeune homme, qui avait pour nom Azem, me fit de grandes amitiés, et me pria alors de l'accompagner au bain.

Je n'avais point encore eu de passion, et loin d'être sensible à l'amour, j'avouerai, peut-être à ma honte, que j'évitais avec soin le commerce des femmes. Me rendre au bain avec cet élégant jeune homme ne me parut d'aucun danger, mais quand ses gens l'eurent déshabillé, je fus ébloui par sa beauté qui acheva de changer en amour la douce amitié que j'avais pour lui depuis mes visites à son chevet. Durant tout le temps que nous passâmes au bain, nous nous entretînmes de choses et d'autres sans que je puisse aujourd'hui vous dire quels étaient nos sujets d'entretien tant j'étais charmé. Puis il fut temps de nous dire adieu et, après m'avoir lancé un regard plein de charmes, qui acheva de me percer le cœur, Azem rentra chez lui et me laissa dans un trouble et dans un désordre inconcevable.

Je serais demeuré bien longtemps sur le pas de sa porte si je n'avais pas entendu du bruit dans la rue. Je tournai la tête et vis que c'était le premier cadi de la ville accompagné de cinq ou six de ses gens en grand équipage de voyage. Il mit pied à terre à la porte de la maison où j'avais visité Azem au temps de sa maladie et y entra, ce qui me fit juger qu'il était son père qui s'en revenait d'un voyage. Je revins chez moi dans un état bien différent de celui où j'étais lorsque j'en étais sorti, agité d'une passion d'autant plus violente, que je n'en avais jamais senti l'atteinte. Je me mis au lit avec une grosse fièvre, qui me tourmenta d'autant plus que toute ma médecine n'y pouvait rien changer, et je fus bien trois jours avant de pouvoir me lever.

Parce qu'il me fallait bien continuer à exercer mon art, je me rendis dans la semaine au chevet d'une enfant qui souffrait d'un mal bénin. J'allais prendre congé de sa demeure et de ses parents, lorsqu'une vieille dame de leur connaissance arriva. Sitôt qu'elle me vit, elle me considéra avec beaucoup d'attention et, après m'avoir examiné, elle connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de mon affliction que je pensais pourtant bien dissimulée. Elle me prit en particulier, pria ses parents de la laisser seule avec moi, et me fit asseoir dans un divan.

Contes des Mille et Une Nuits [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant