Le récit du pourvoyeur

176 18 3
                                    

Source : Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar

Le lendemain soir, Sheherazade reprit son conte pour raconter le récit que le pourvoyeur fit au sultan afin d'obtenir sa grâce suite à la mort du bossu.

— Majesté, commença ce fournisseur, j'étais hier au soir convié à une noce dont je suis rentré fort tard, pour trouver le bossu dans ma cour, avec les conséquences que l'on sait. Sachez qu'à cette noce fut servi un certain plat assaisonné avec de l'ail, dont j'ai juré de ne jamais manger à moins de m'être au préalable lavé les mains quarante fois avec de la soude, quarante fois avec de la potasse et quarante fois avec du savon, et autant de fois après avoir mangé de ce plat. Je dois dire que je préférerai ne jamais avoir à remanger de cet aliment, toutefois ma réticence ayant attiré l'attention sur moi et déplu à l'hôte de la noce, il me fallut en expliquer la cause. Je racontai donc mon histoire, telle que je vais vous la dire à présent.

Vous saurez, Seigneur, que mon père vivait à Haroun où je suis né, et passait pour un des plus riches marchands de la ville. Mais comme c'était un homme attaché à ses plaisirs, qui aimait la débauche et négligeait le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j'eus besoin de toute l'économie imaginable pour acquitter les dettes qu'il avait laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes et par mes soins ma petite fortune commença à augmenter.

Un matin que j'ouvrais ma boutique, un cavalier accompagné d'un écuyer passa près de ma porte et s'arrêta. Il mit pied à terre à l'aide de son écuyer, qui lui fit remarquer qu'il était trop tôt et qu'aucune boutique n'était ouverte à cette heure. Le cavalier, regardant de toute part, vit en effet qu'il n'y avait pas d'autres boutiques ouvertes que la mienne, et s'en approcha en me saluant.

— Dans mon impatience, je me suis rendu bien trop tôt dans le quartier, mais il m'apparaît que ce n'était pas en vain puisque vous avez déjà ouvert.

Il dénoua un peu son turban, révélant un visage fier au regard perçant qu'un sourire d'une certaine timidité adoucit aussitôt. Il m'indiqua alors qu'il cherchait plusieurs sortes d'étoffes des plus belles et des plus riches qu'il me nomma en me demandant si j'en avais.

— Hélas Seigneur, lui répondis-je, je suis un jeune marchand qui ne fais que commencer à m'établir : je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grand négoce, et c'est une mortification pour moi de n'avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir de si bon matin. Mais pour vous épargner la peine d'aller de boutique en boutique, sitôt que les autres marchands seront arrivés, j'irai demander chez eux tout ce que vous souhaitez. Ils m'en diront le prix au juste et, sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes.

Il y consentit et resta dans ma boutique en attendant l'ouverture des autres. Nous nous entretînmes de toutes sortes de choses, ce qui ne fit que me charmer entièrement, car son esprit était plus vif encore que son visage n'était beau. Une heure passa puis il fallut finalement me priver du plaisir de sa conversation car les autres marchands arrivaient, et je courus chercher les étoffes qu'il désirait. Quand il eut arrêté son choix, le prix fut fixé à cinq mille pièces d'argent. Je fis un paquet de l'ensemble, que je donnai à l'écuyer, et le cavalier prit congé en agrafant son turban sur un dernier sourire d'une douceur qui me troubla.

Je le regardai quitter le quartier, déjà à moitié amoureux, et je ne m'aperçus que bien trop tard de la grande faute que j'avais faite. Il m'avait tellement troublé l'esprit, que je n'avais pas pris garde qu'il s'en allait sans payer, et que je ne lui avais pas seulement demandé qui il était, ni où il demeurait. Je me retrouvais de fait redevable d'une somme considérable à plusieurs marchands, qui n'auraient peut-être pas la patience d'attendre. J'allai aussitôt m'excuser auprès d'eux le mieux qu'il me fut possible, en leur disant que je connaissais le cavalier. Enfin je revins chez moi bien embarrassé d'une si grosse dette...

Contes des Mille et Une Nuits [BxB]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant