Wagons égarés.

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Serrée contre le torse chaud de ma mère, n'en ayant pas encore conscience, je vivais probablement le dernier moment de douceur de ma vie.

Je me souviens parfaitement de ce jour. Ces vieilles images entravent mon esprit comme un vautour s'agiterait autour de sa proie. J'étais, je suis et je continuerai d'être prisonnière de mes souvenirs.

C'était un matin de printemps, je ne sais plus exactement quel mois. La seule chose dont je me rappelle parfaitement, c'est la lumière, la clarté qui transperça la porte de notre transport pour illuminer des visages çà et là.
Contre ma mère qui me tenait avec fermeté, je m'apprêtais à débarquer dans ma future maison pour de nombreuses années. Je pensais une vie tranquille, calme. Une autre vie dans un lieu sécurisée où aucun d'entre nous ne serait tué.
J'étais trop jeune pour cauchemarder.
Pourtant, c'est en sortant enfin de mon embarcation que je cru comprendre. La féerie que je m'étais amusée à créer n'était rien qu'un conte d'enfant face à l'amas de gens qui affluait de chaque wagon. Nous étions tous collés les uns aux autres, sans se connaître ni se parler.

Je voyais des hommes aux visages inquiets, interrogateurs. Des hommes qui cherchaient leur femme, des femmes leurs enfants, des enfants leurs parents.

Agglutinés, nous semblions tous nager dans un courant noir d'horreurs auxquelles nous ne pouvions même pas penser. Je marchais sur un sol sec et peu herbu, un sol de mort. Oui, à ce moment là, nous étions tous voués à la mort.

Entre les formes saugrenues qui se défilaient devant moi, me contractaient, me bousculaient, j'observais les pantalons verts et noirs des soldats. Ceux-là mugissaient des mots qu'il m'était impossible à comprendre. Je sus bien plus tard qu'il s'agissait d'ordre de rassemblement. 

Ma mère me trimballait dans tous les sens, telles deux ombres qui se faufilaient entre les corps et les agitations de nos semblables. Nous cherchions mes deux sœurs, mes deux uniques sœurs. Entre quelques sacs en toile blancs, nous retrouvâmes ma petite-sœur. Elle pleurait. Peut-être comprenait-elle la situation mieux que moi ? Je voulais la réconforter mais ma mère l'avait soulevée avant de me tirer à nouveau dans la foule. Notre entêtement à vouloir retrouver ma famille ne sembla pas suffisant pour contrer une soudaine séparation des genres. Au beau milieu de cette rampe, une masse devint deux lignes parfaitement distinctes. J'y observais les carrures masculines d'un côté et les belles femmes de l'autre. Je me rappelle avoir senti mon âme d'enfant revenir en moi, dernier espoir dans cette nuit noire qui allait m'engloutir, et je pensais que cette mascarade n'était plus qu'un jeu. Au fur et à mesure que, toujours attachée à ma mère, notre file avançait, j'observais les chaussures de certains individus disparaître tantôt à gauche, tantôt à droite. Me plongeant davantage dans ma rêverie, je me disais que nous étions en train de créer des équipes mixtes pour notre jeu. Allions-nous jouer au cache-cache ? Au loup ? Non, rien de cela, nous allions jouer aux Soldats contre les prisonniers, et moi, je faisais parti de l'équipe perdante.

Arrivée en face d'eux, ces figures autoritaires n'exprimant jamais une once de pitié, je me fis soudainement petite. J'étais intimidée par leur présence, leur grandeur. On me prit par le bras et ce fut à ce moment que j'eu constaté avec effroi que l'on m'emmenait loin de ma mère et de ma tendre sœur qui avait tant à voir du monde et du reste de la vie.

Moi, j'étais dans l'équipe de droite, l'équipe des survivants, mes proches étaient partis à gauche, chez les anges.

Lorsque je disparu derrière les wagons d'un train à l'arrêt, je fis face à un nouveau troupeau. Tous inquiets, perdus. J'y trouvai avec une chance inespérée mon père. C'est vers lui que j'allai. J'avais besoin de réconfort je crois. Mon groupe s'était subitement mis en route. Je me rappelle avoir trébuchée sur une pierre, finissant la tête dans la poussière. En la relevant, je m'attendais à voir la main d'une âme charitable, mais tout ce que j'aperçus fut la devise "Travailler rend libre."

"My heart thinks, my brain writes."Où les histoires vivent. Découvrez maintenant