18 - Point de vue

23 2 0
                                    


Ce coin de forêt amazonienne disparait de la surface du globe dans un tourbillon lorsque l'obscurité s'abat. Mais pour le moment, le soleil darde encore ses rayons au travers des épais nuages chargés de pluie. L'air est lourd en cette fin de journée.

C'est une ambiance particulière qui règne ici, car une effervescence malsaine s'est propagée parmi les hommes présents au camp. Je les connais trafiquants, peu scrupuleux, voleurs, mais j'ignorais qu'ils pouvaient aller à la séquestration. Et malheureusement au travers des bribes de leurs conversations je le devine. : ils ont attrapé une femme et l'ont enfermée là dehors. La cage située à quelques pas à l'orée de la forêt abrite maintenant, non plus les chiens mais une Européenne. J'ai espéré que ce soit faux, mais, dressé sur la pointe des pieds, j'ai vu une silhouette et même si la clairière est sombre j'ai bel et bien distingué une forme humaine et non animale.

En dépit de sa situation périlleuse, elle ne cesse de crier puis d'insulter et secouer les barreaux qui se dressent autour d'elle. Ce cycle se répète sans cesse surtout si l'un d'entre nous se trouve à l'extérieur. Ce qui me rebute malgré le fait qu'elle soit en cage c'est le discours qui tourne autour d'elle, car elle a une valeur non négligeable en tant que civile ; elle peut être monnayée — ça, c'est ce qu'ils disent —.

Moi, qui suis-je, vous demandez-vous  certainement ? Eh bien, je m'appelle Alonso. Et pourquoi est-ce que je ne me révolte pas face à ce qui se passe à l'extérieur ? Tout simplement parce que moi aussi je suis ici contre mon gré ; je paie en quelque sorte la sauvegarde de ma famille. Instinctivement, il m'associe à elle et à sa condition donc ils m'interdisent formellement d'aller la voir.

À peine ai-je terminé de penser à tout ce remue-ménage que le crépuscule accompagné de pluie nous engloutit désormais. C'est un torrent qui s'abat dehors et l'effervescence est retombée comme un soufflé. Maintenant, ils préfèrent refouler leur otage dans un coin de leur cerveau et l'abandonner pour un moment à son sort sachant qu'elle est fatiguée, blessée et non armée. Et puis, de toute façon, où pourrait-elle aller ? « Ce n'est qu'une étrangère », ressassent-ils en permanence.

Ils débattent entre eux la de la journée du lendemain, car ils espèrent un changement de météo. C'est vrai qu'ici les pluies cessent aussi rapidement qu'elles commencent. Mais, le constat du moment est que nous sommes entassés à douze dans une bâtisse pourrie, tout juste digne d'une porcherie.

Chacun de nous se distrait comme il peut. Moi, je lis dans un coin en attendant qu'on me confie du travail, non sans recevoir quelques insultes au passage alors que les autres trouvent des occupations pour passer le temps. Ils se balancent sur les pieds arrière d'une chaise jusqu'au point de déséquilibre ou bien ils jouent au sapo afin de récupérer quelques sols. Tandis que ceux qui ne participent pas à tout ça fument le pétard jusqu'à planer en arrosant le tout de chicha de jora.

Les heures s'égrènent au compte-goutte. Moi, j'ai l'œil rivé sans cesse sur ma montre, mais les autres se saoulent jusqu'à tomber ivre mort et la plupart du temps, ils s'endorment dans un amas de puanteur et de dépravation.

Le matin, ce sont des déchets qui traînent en pagaille en attendant d'être ramassés par celui qui pourra se baisser sans tomber. Moi, j'ai ordre de garder les idées claires et même sans consigne je ne m'adonne pas à leurs jeux sordides, car je ne partage pas leur mode de vie, je suis jeune et je veux rester vivant le plus longtemps possible.

La sonnerie d'un téléphone retentit tout à coup me tirant du sommeil agité dans lequel j'étais plongé. Lorsque le regard encore embué je tourne la tête vers le smartphone qui rugit, je constate surtout que les hommes sont enivrés en état de léthargie et dans l'incapacité de répondre. Probablement que leurs cerveaux inondés d'alcool ne l'entendent pas. Je me redresse alors en me demandant si je dois décrocher, mais, je ne suis pas un invité je reste donc dans mon coin, indifférent, et j'imite leur attitude, je referme les yeux prétendant ne rien entendre.

TRACKEROù les histoires vivent. Découvrez maintenant