Peu à peu, se rendre compte.

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Si nous étions dans un cartoon, viendrait d'un coup le son des grillons. Il voulait savoir, il sait. À bout d'énergie, trop fatiguée pour mettre les formes, j'ai lancé cette phrase, sans réfléchir, et je ne sais pas si j'ai bien fait.

Yoann me lance un regard pétri de compassion, comme si je venais d'annoncer quelque chose de grave. Le fait même qu'il me prenne au sérieux me met dans un drôle d'état. Ces derniers temps, j'ai usé tant d'énergie à justifier mes émotions et mes ressentis aux rares personnes auxquelles je tentais de me confier, que j'ai créé ce sac d'arguments, toujours prêt à l'emploi, prêt à me protéger d'un jugement hâtif. Je comprends qu'avec lui, il ne me sera d'aucune utilité. L'accueil de mes mots, par sa seule émotion, décoince instantanément ma cage thoracique. C'est comme si je respirais mieux, d'un coup.

Pourtant, il ne répond rien. Je ne mets pas longtemps à comprendre qu'il s'attend à ce que je continue. L'expression sur son visage est douce, attentive.

— Depuis deux ou trois ans, il part souvent en déplacement, c'est déjà pas facile de maintenir une relation dans ces conditions. Il se détache de moi, je le vois bien. Je ne suis plus rien pour lui, et il m'a sous-entendu de drôles de choses avant de partir pour Londres. Je ne comprends pas ce que j'ai fait pour mériter ça. C'est difficile pour moi.

— De drôles de choses ? C'est quoi pour vous de «drôles de choses» ? interroge Yoann en s'asseyant à côté, l'air intéressé.

— Et bien, je crois qu'il voudrait que je rencontre du monde...

Je me coupe d'un coup dans mon explication. Pourquoi édulcorer ainsi la vérité ? À qui suis-je en train de la dissimuler, lui ou moi ?

—Ça fait un moment que nous sommes comme des étrangers, continué-je. J'ai mis beaucoup temps à l'admettre, car je pensais me créer des problèmes toute seule. Mais en fin de compte, ça fait longtemps que je l'intéresse plus. Il m'a aimée pour ma jeunesse ou, en tout cas, pour cette femme que je ne suis plus.

— À vous entendre, vous seriez une vieille dame, souligne Yoann, avec légèreté. Mais quel âge avez-vous donc ?

— J'ai eu quarante ans en mai.

— Ah oui, je pensais que vous aviez mon âge, mais qu'importe. Il y aurait donc un âge où on n'existe plus ?

—Je ne sais pas... C'est juste un ressenti. Mais du coup, demandé-je curieuse, quel âge avons nous, si j'ai le même que vous ?

—Bientôt trente-quatre ! Nous sommes plutôt pas mal non ? répond-il dans un sourire ravageur.

Il est si facile de parler à cet homme que le temps file comme le vent. Après un bon repas maison et un charmant moment, il est déjà l'heure pour moi de retourner travailler. Je suis restée plus d'une heure avec Yoann. J'ai parlé de Ludo, de Lola, de moi. Lui m'a livré des anecdotes adorables sur son père et leur famille. Ce moment a comme allégé ce sac trop lourd à porter que je trainais avec difficulté. Même si je reste triste et désemparée, j'aborde mon travail presque avec entrain.

L'après-midi passe vite, à quinze heures je me hâte. J'aimerais bien avoir un petit moment de libre avant d'aller chercher ma fille à l'école. Dans le bus, je ne peux m'empêcher de penser à Yoann. Je regrette presque le fait de m'être ainsi livrée. Je repasse le film dans ma tête et me conforte dans l'idée que c'est lui qui a insisté pour savoir et que non, je ne suis pas de ces personnes qui racontent leur vie à tout va.

J'ai aussi une drôle de sensation. Ces années avec mon mari ont changé ma façon de voir les choses. Je ne pensais pas mériter, ou ne serait-ce que pouvoir exiger, mieux que ce que j'avais déjà. Tacher d'être toujours plus désirable, ne jamais m'opposer à ses décisions même si elles ne me convenaient pas, attendre son bon vouloir, mendier de l'attention. C'était un quotidien que je n'avais encore jamais remis en cause tant il me paraissait commun à celui de tout le monde. Je prends conscience à quel point cette sensation d'être au service de mon mari, même si j'en conviens il y a plus à plaindre, est désagréable.

Mon esprit s'arrête sur de drôles de pensées qui posent sur mon visage une expression de dégoût. Ces derniers temps, les seules fois où Ludo s'est inquiété de mon avis c'etait pendant nos rares rapports sexuels, quand machinalement il me demandait si j'aimais ça. Cette phrase toute faite ne m'était même pas destinée, c'est bien-sûr une manière de s'exciter, un supplément à son propre plaisir. Sinon, il se préoccupait un peu plus du mien. Je me concentre pour tenter de dater la dernière fois que j'ai joui, que j'ai eu un orgasme avec Ludo, la dernière fois qu'il a cherché à me faire du bien. Deux ans !

J'arrive enfin chez moi, avec ce constat minable qui tourne dans ma tête.

Toutes ces choses qui me font mal ou me manquent actuellement avec Ludo, je n'ai rien fait pour empêcher qu'elles s'installent dans notre couple. Qu'avais-je à perdre à exprimer mes besoins? Après tout, lui ne se gêne pas ! J'ai été passive, pensant que Ludo était le prince qui allait grimper ma tour à mains nues pour secourir sa princesse.

Et puis, peut-être bien que mon quotidien n'est pas si mal et que je me cherche juste des ennuis pour donner du relief à cette vie d'adulte morne et plate. Il n'y a pas que le plaisir. La confiance et l'amour ne devraient-ils pas suffire à eux seuls dans une relation ?

La vérité c'est que l'amour, la passion, la complicité sont des choses qui me manquent aussi, et depuis longtemps.

Et le sexe ? Le vrai. L'inattendu. Le sulfureux. L'exténuant, celui qui arrache à notre être des sons jamais entendus. Ce souffle de plaisir qui hérisse chaque parcelle de notre corps. Cette envie qui peut surgir n'importe quand et n'importe où. Quand nous quitte-t-elle ? Toutes ces choses sont-elles des chimères ? Ou bien ne fonctionnent-elles que sur des esprits jeunes et naïfs ?

Si c'est ça, à quoi bon vieillir...

Je n'ai pas d'autres choix que de calmer mes ardeurs, voici l'heure de récupérer ma fille. C'est un bonheur de la retrouver, même si je la sens un peu grognon, mais c'est peut-être parce que nous rentrons à pied. Lola peut courir toute la journée en rond dans le jardin de sa grand-mère, mais marcher quinze minutes dans les rues, ça, elle déteste. En arrivant dans notre appartement, je constate que Ludovic a encore oublié de refermer les oscillo-battants des fenêtres et qu'il fait très chaud. Ce sera donc jeux d'eau dans la douche, pour Lola.

Pendant que j'accueille le retour de la baleine bleue et de ses éclaboussures, je pianote sur mon portable. Comme à mon habitude, j'ouvre la conversation entre Ludo et moi, déplorant la pauvreté de nos échanges. Les messages de mon côté sont toujours longs, vivants. Il y a des emojis, des émotions. Du sien, il y a beaucoup trop de réponses courtes: « ok» « oui » « non ».

Je repense à hier, à ce matin et là, assise sur le carrelage froid, j'aurai envie d'un espoir, d'un mot doux, d'un petit quelque chose auquel me raccrocher. Je prends donc le temps de lui rédiger un message.

« Je n'ai pas envie de nous perdre, je t'aime. Quand rentres-tu ? Il faut que nous parlions ».

Vingt-deux heures, le bip de mon téléphone me fait sursauter. Je clique sur la messagerie avec une joie enfantine.

« Ok. Jeudi.»

C'est la douche froide. Cela a beau être le genre de message de Ludo, c'est comme si mon esprit ne voulait pas l'intégrer, je suis quand même déçue. 

Mon été sans allianceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant