Je ne m'écrase plus, c'est fini

97 19 6
                                    


Les mots que Ludovic a prononcés quand j'ai retrouvé son alliance dans notre chambre s'imposent à moi. J'ai beau chercher à les chasser de mon esprit, ils reviennent plus rapides et plus intenses. Comme si je mesurais la gravité de ses paroles, comme si ses mauvais traitements pesaient de tout leur poids dans mes souvenirs, j'y vois clair pour la première fois.

Je m'excuse auprès de Yoann et quitte la table avec mon téléphone. Je m'éloigne assez pour ne pas déranger les autres clients, et m'adosse au mur extérieur du restaurant.

Je constate que Ludovic a essayé de m'appeler cinq fois de plus ce soir, j'ai également trois nouveaux SMS. Je suis certaine qu'il ne m'appelle pas pour s'excuser, alors pourquoi ?

Entre la tentation de rappeler et la peur de me faire embobiner une fois de plus, je tripote mon téléphone, sans réussir à prendre une décision. Soudain, le voici qui sonne entre mes mains. D'instinct je réponds, mais je regrette aussitôt. J'approche le combiné de mon oreille lentement, avec appréhension.

— Laëtitia ? Enfin, tu me réponds ! déclare Ludovic au bout du fil.

Je reste silencieuse. Je regrette d'avoir décroché. Je me tais car j'ai peur de dire quelque chose qui me ferait perdre cet aplomb. Cet aplomb qui me donne l'impression de savoir ce que je fais. J'ai peur qu'il fasse de moi ce qu'il veut, une fois de plus. Que d'un coup, tout mon être veuille rentrer au bercail pour redevenir la charmante épouse qui l'attend. Je m'efforce de me souvenir du ton et des détails de notre dernier échange.

Il n'aura plus d'emprise sur moi.

« Baise qui tu veux, baise qui tu veux...» Dans ma tête, je répète cette phrase, je crée cette litanie rythmée sur quatre temps. Quoi qu'il me dise à partir de maintenant, je dois me souvenir que c'est lui, qui a prononcé ces mots sans l'once d'un regret.

— Laëtitia ? Où es-tu ? Je me faisais un sang d'encre

Baise qui tu veux.

— Ecoute-moi... Rentre à la maison, je vais revenir dans quelques jours et on va trouver une solution, c'est ce que tu voulais non ? annonce-t-il, mielleux.

Baise qui tu veux.

— Arrête de faire la gamine, bordel ! On a plus 20 ans. Tu rentres quand ?

Baise qui tu veux.

— Et notre fille ? Tu y penses ? Tu es partie sans même t'en soucier ! Elle est toute seule avec ma mère, mais enfin, où avais-tu la tête ? Tu fais vraiment n'importe quoi ma pauvre ! Si Lola voulait te voir ?

Utiliser Lola, c'est pas fair-play, Ludovic. Je me décide enfin à répondre, prenant la voix la plus détachée possible.

—Je n'ai pas de permission à demander pour partir en week-end. Tu me demandes mon avis, toi peut-être? Et Lola, tu y as pensé, toi, pendant toutes ces années ?

— C'est pas pareil, je travaille moi.

— Ah oui, ironisé-je, entre deux parties de jambes en l'air, tu travailles en effet ! Et ça t'autorise tout, c'est ça ? Et puis, c'est pas toi qui m'as dit de m'amuser ? Pourquoi tu m'appelles ? Tu m'as pas déjà tout dit mercredi ?

Sans doute s'attendait-il à ce que je m'effondre. Il n'en est rien. Je l'entends hésiter, bégayer de l'autre côté du téléphone, et cela me confère un sentiment de puissance. Je ne m'écrase plus, c'est fini. Bien que je ne souhaite pas devenir le bourreau, j'ai envie d'exprimer mon ras-le-bol. Je prends une grande inspiration.

—J'ai compris tout ce que tu as dit, et même ce que tu n'as pas dit. On va divorcer, Ludovic, je suis une femme qui devrait être méritée. Tu as voulu aller voir ailleurs, c'est ta décision. Tu me mérites pas.

— Ha, ok ! Tu vas briser notre famille, j'espère que tu es fière de toi ! éructe-t-il dans une ultime tentative de me soumettre.

— Notre famille s'est brisée le jour où tu as retiré ton alliance, déclamé-je calmement avant de raccrocher.

Mon cœur bat si fort que je pourrais l'entendre, peut-être même que Ludovic l'entend depuis Stockholm... Je suis d'un coup complètement essoufflée et j'ai si chaud aux joues que j'en devine leur couleur cramoisie.

Le courage, c'est difficile, énergivore. Mes jambes me font mal, et je me mets accroupie pour ne pas vaciller.

J'ai tenu bon. Ok, j'ai peut-être été un peu trop dramatique, mais j'ai tenu bon et je suis restée aussi digne qu'il était possible dans de telles circonstances. La fierté qui m'envahit est une sensation toute nouvelle. J'ai fait ce qu'il fallait et ça fait du bien.

Je me redresse et retourne à ma table où j'y retrouve un Yoann accueillant. Pas une question sur mon absence de ces dernières minutes, juste un sourire réconfortant et cette douceur dans les yeux qui me font me sentir bien.

— Après le repas, tu voudras aller te promener ou tu préfères rentrer ? me demande-t-il tandis que je m'assois à ma place.

— On verra bien, je veux juste profiter. Merci Yoann, pour toute cette gentillesse, réponds-je sans oser soutenir son regard plus longtemps.

— Tu as envie de me raconter ?

— Te raconter ?

— Et bien oui, tu t'es éclipsée avec ton téléphone, il m'est facile de faire des suppositions, déclare-t-il, hésitant. Tu...Tout va bien ?

Je pourrais bien lui raconter, après tout, je me sens si glorieuse de ces dernières minutes. J'ai été forte, assez pour sentir l'emprise se briser. Mais que raconter ?

Dans l'instant présent, c'est comme si ma colère contre Ludovic n'existait presque plus. Ses agissements sont allés si loin que tout a explosé dans ma tête et dans mon cœur. Pour me protéger, mon esprit a tout simplement éjecté Ludovic. Aussi soudaine et forte que soit ma décision, je ne la regrette ni ne la réfute. Je ne l'ai pas dit sur le coup de la colère et mes paroles n'ont pas dépassé ma pensée. C'est donc cette sensation quand esprit et actes s'alignent. Dieu que c'est jouissif.

Ai-je envie d'en parler à Yoann ? Pas vraiment, pas maintenant. Sa présence est la meilleure chose qui soit à l'heure actuelle pour moi. J'ai envie de me sentir femme, j'ai envie de profiter de mon week-end, pas de parler une fois de plus de ma vie si morne. Pour ne pas l'inquiéter, je lui répond simplement:

— Tout ira bien.

Mon été sans allianceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant