Nuit de zombis (1/4: Entrée en scène)

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In your head, in yourhead, Zooombie, Zooombie, Zooombie-ie-ie


C'est un prêtre, un complotiste et un punk à chien qui entrent dans l'hôtel.

Le prêtre dit :

Adjutorium nostrum in nomine Domini... Euh, où se trouve le possédé ?

Le complotiste ajoute :

– Je veux pas me mêler de ce qui me regarde pas, mais il y a un zombi devant l'hôtel.

Le punk fait :

– Yo, patron ! T'as pas une chambre ? Calme-toi, Nicotine.

Karine et Ravi échangent un regard. La jeune femme tente de faire comprendre à son collègue que ce genre de scènes se produit beaucoup plus souvent qu'on pourrait le croire, mais son collègue ne capte pas. Il la dévisage, croyant visiblement qu'elle s'apprête à dire quelque chose. Elle ne peut tout de même pas dire à haute voix : « C'est normal, les tarés on en a eu plein d'autres. »

Elle a aussi eu droit à des clients à peu près normaux, bien sûr. Par exemple, des complotistes qui s'habilleraient discrètement, sans un T-shirt « EARTH IS FLAT, GO FUCK YOURSELVES YOU SHEEP », taille L pour un corps maigrichon qui fait bien deux tailles en dessous. Ou des punks qui ne s'afficheraient pas comme des clichés de punks à chiens, avec tatouage d'une croix gammée, vêtements à pointes, tellement de pointes qu'on dirait un hérisson qui a pris comme modèle les Tortues Ninjas – et avec un berger allemand en prime. Ou des prêtres qui ne porteraient pas une aube blanche en dehors de leur office – il est resté coincé dedans, ou quoi ? À moins que les rumeurs concernant l'hôtel Condor Aîmé ne soient parvenues jusqu'à ses oreilles et qu'il ne se soit mis en tête d'exorciser les lieux. Ça expliquerait sa formule d'introduction.

L'arrivée des trois énergumènes en même temps est un fait assez rare sur le plan statistique. La moyenne est plutôt d'un client cinglé toutes les deux heures. Il va falloir que Karine mette à jour son tableur Excel.

Ravi pose le journal qui titre « Agression à Laval : la femme à tête de cheval introuvable ». Il se racle la gorge, visiblement impressionné par le punk suivant la mode hérisson et par son chien, avant de tenter timidement :

– Bonsoir, euh, messieurs.

– Je vous rappelle qu'il est interdit de fumer à l'intérieur de l'hôtel, ajoute Karine à l'adresse du hérisson humain.

– Oh, 'scuse-moi, ma belle.

Il écrase son mégot contre le mur et le jette dans une poubelle de l'accueil. La main de Karine se crispe sur le marteau suspendu à sa ceinture. La prochaine fois qu'il me sort « ma belle », je lui fracasse ce qui lui reste de dents.

– Vous avez une réservation ? demande Ravi de sa voix douce en s'efforçant de gommer son accent.

– Non, dit le punk. T'écoutes pas ce qu'on te dit, gros ?

Le prêtre s'approche du comptoir où se tiennent les deux réceptionnistes.

– J'ai reçu un appel de la part d'un habitué de ma paroisse. Est-ce bien ici qu'il y a un esprit malveillant ?

Bingo. J'en étais sûre.

Ravi écarquille des yeux et se tourne vers sa formatrice. Le pauvre garçon va devoir s'y faire, s'il compte rester travailler ici.

Karine a eu l'occasion de se renseigner en phénomènes paranormaux, et ce, même avant de travailler ici. Son cousin est médium. Aussi sait-elle distinguer un vrai exorciste d'un prêtre arrogant qui s'improvise en expert parce que les villageois superstitieux se sont automatiquement tournés vers lui, ne connaissant pas d'autre représentant de Dieu.

Bref, elle a du mal à prendre le type au sérieux.

– De quel entité parlez-vous ? répond-elle. Celle du sixième sous-sol ne ferait pas de mal à une mouche.

Le front de l'homme se plisse sévèrement.

– Les esprits égarés sont rarement bienveillants. Ils ont été refusés au Paradis car leurs péchés étaient trop lourds.

Ce n'est pas possible, il le fait exprès. Le dernier prêtre que Karine a croisé portait une chemise rose flashy et parlait tout le temps de rugby. Il avait l'air relativement sain d'esprit, quoi. Ce spécimen-là ne lui dit rien qui vaille. Elle se souvient de la dernière fois qu'elle a eu droit à une illuminée ; pas plus tard que la semaine dernière.

Elle frissonne. Avec la Shadoniste, c'était une espèce de loup-garou. Avec le catho, ce sera quoi ? Un autre vampire ? Ou bien un...

Elle se détourne ostensiblement du prêtre et pivote vers le complotiste :

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de zombi ?

– Pfff, ricane le punk. Tu crois vraiment ce que te raconte ce con ?

Le complotiste tressaille.

Karine lève une main autoritaire. Elle est sur le point de dire au punk qu'ils n'ont plus de chambre et de l'inviter à se carapater (alors que l'hôtel est aux trois quarts vides, comme d'hab'), mais Ravi prend les devants :

– Il nous reste des chambres, monsieur. Je m'occupe de vous, si vous le souhaitez.

Pauvre Ravi. Il lui reste tellement de choses à apprendre. L'innocence ne dure jamais chez un réceptionniste. Il s'endurcit, ou se fait broyer.

Le punk tire sur le collier du chien – il n'a pas de laisse, bien entendu – et s'approche à son tour du comptoir. Pendant que le nouveau s'occupe de lui, Karine reprend :

– Pourquoi parliez-vous d'un zombi ?

Le complotiste prend sa voix la plus assurée de puceau arrogant :

– Eh bien, il puait, son visage avait l'air de partir en lambeaux, il marchait vraiment très bizarrement, et il est actuellement en train de gratter sur la porte pour tenter de l'ouvrir.

Karine se penche vers la porte vitrée de l'accueil.

Effectivement, il y a une silhouette difficile à identifier qui se frotte dessus avec la lenteur maladroite d'un mourant qui veut faire un câlin.

Bigre. Il ne manquait plus que ça. Zombi ou pas zombi, c'était à coup sûr un emmerdeur.

Regardons le bon côté des choses. Si zombi il y a... elle qui se demande toujours si tel ou tel client survivrait en cas d'apocalypse, elle aura peut-être bientôt la réponse.

Elle tourne vers le prêtre :

– L'esprit malveillant dont on vous a parlé, est-ce que ça pourrait être ce, cet individu ?

Il se tourne à son tour vers la porte, plisse les yeux, hausse les épaules.

– Le Mal prend bien des formes. L'autre jour, j'ai confessé un homosexu...

– Merci, bon, je vais voir ce que je peux faire.

Elle savait bien que la nuit dernière était trop calme. Elle sent qu'elle va pouvoir se rattraper.

Pitié, faites que ce ne soit pas une saloperie comme ce putain de loup.

Tiens, voilà qu'elle prie, à présent. Si les clients commencent à déteindre sur elle, ce sera vraiment la merde.

Le punk a dû entendre les propos du prêtre, car il se tourne vers lui :

– Ouais, les homos je peux pas les saquer. C'est comme les Juifs.

– Grave, renchérit le complotiste. J'en connais un rayon sur Israël, et c'est pas joli-joli.

À ce moment, Karine réalise que ce pseudo-zombi sera le moindre de ses problèmes.

Chroniques d'un hôtel souterrainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant