Quinze petits lapins (1/2)

1 0 0
                                    

Le regard que la réceptionniste de nuit porte aux cinq cages de transport, contenant trois lapins surexcités chacune, est dénué d'expression. Vlad Duviski a toujours été fier de son élevage – qu'il appelle leur « garde-manger », sans complexe – mais ce regard a quelque chose de vexant. Comme si la réceptionniste avait connu des situations si inhabituelles qu'un empilement de cinq cages en plastique, remplies de rongeurs fous furieux couinant et mordant et grattant – comme si tout cela était indigne de son intérêt.

– Ce sont des lapins dedans ? demande-t-elle d'une voix égale.

– Oui, nos chers petits animaux de compagnie, qui ont tous leur petit nom, et que nous destinons à...

La réceptionniste ne l'interrompt pas à proprement parler, mais son sourire poli lui fait comprendre qu'elle n'en a strictement rien à foutre. Alors il s'interrompt de lui-même. Une fois de plus, il passe pour un con devant son fils. Heureusement, André est trop occupé à tenter de calmer les lapins pour avoir remarqué son humiliation.

– Combien y'en a-t-il ? reprend la réceptionniste sans changer d'expression.

C'est Mme Duviski qui répond :

– Quinze, au total.

– D'accord. Ça fera un supplément de six euros par animal et par nuit.

– Courgette ! crie Mme Duviski à l'une des cages. Arrête de mordre ton frère !

– Six euros ? proteste M. Duviski. Mais avec quinze lapins, ça va nous coûter plus cher que la chambre !

– Désolée, c'est la règle.

– Vous ne pouvez pas faire une exception ? Ce n'est pas comme si vous touchiez une commission, si ?

– Désolée, répète-t-elle sans conviction. La dernière fois qu'un animal a mis les pattes ici, il a failli me mordre. Et je ne parle pas du loup qui a failli me manger.

André pousse un ricanement dubitatif. Son père l'ignore.

– C'est un hôtel ou une animalerie, ici ?

La réceptionniste regarde pensivement les cages en plastique empilées en trois colonnes inégales, que M. Duviski, son épouse et leur fils ont trimballés depuis la voiture.

– Une animalerie ne m'aurait pas déplu. Dans l'ensemble, les plus ingérables sont les humains.

Duviski avise la pancarte derrière la jeune femme : « Merci de ne pas tirer sur les réceptionnistes ». Dans quel genre d'établissement sont-ils tombés ?

Mme Duviski se tourne vers une autre cage et tape dessus :

– Potiron ! Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi ! Combien de fois t'ai-je dit d'arrêter d'embêter Carotte !

– Ils ont l'air en forme, vos lapins.

M. Duviski se racle la gorge :

– Navré d'insister, mademoiselle, mais la chambre plus les suppléments par animal plus les petits-déjeuners, ça fait...

– Deux cent deux euros, et vingt centimes, avec les taxes de séjour.

– C'est cher.

– C'est comme ça.

– C'est honteux.

– C'est la vie.

M. Duviski la dévisage, soudain suspicieux.

– On dirait que vous y prenez du plaisir.

– À quoi ?

– À nous emmerder.

Mme Duviski intervient :

– Rhôôô, voyons, Vlad, ça ne se dit pas, des choses comme ça. POTIRON, ÇA SUFFIT MAINTENANT ! ET BIFTECK, NE T'Y METS PAS NON PLUS !

La réceptionniste, toujours imperturbable, lui tend le TPE :

– C'est ça, ou vous laissez les lapins dormir dehors... Ce que je ne recommande pas, avec le loup qui rôde peut-être toujours dans le coin. Vous réglez par carte ?

Chroniques d'un hôtel souterrainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant