Chapitre 8

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Je regagne ma salle de classe vers 10:15, l'heure de la pause et retrouve Ekale Ismaël assis avec Laeticia sur notre table-banc. Mais c'est dingue, ça ! Il est tombé amoureux de l'une de nous ou quoi ? Je frappe une main revendicative sur la table, main dans laquelle est toujours réfugié mon nouveau bijou emprunté à la bibliothèque.

— Oh, Petit Pays, relève-t-il, je venais justement de le rendre à la bibliothèque municipale.

Je grince des dents. Il ne peut vraiment pas s'en empêcher. Ekale est comme Arrias : il a tout lu, il a tout vu, surtout si c'est par rapport à moi.

— Bon timing, remarque Laeticia en lorgnant sa montre, on t'attendait justement pour aller manger.

On ? C'est quoi, on est un trio maintenant ? Ekie.

— Pourquoi tu es nerveuse depuis ce matin comme ça ? Demande le bonhomme.

— Elle a ses règles, répond précipitamment Laeticia.

Ekale Ismaël passe lentement son regard de Laeticia à moi en semblant avoir été plongé dans une discussion qu'il regrette déjà : les ragnagnas, le sujet le plus tabou qui ait jamais existé pour les pauvres hommes dans sa tranche d'âge.

— Ce ne sont pas mes règles en tout cas qui me poussent à me demander pourquoi on doit maintenant traîner avec ce prétentieux narcissique. C'est comment ? Vous vous aimez déjà ?

Ma copine pouffe. Ismaël me dévisage.

— Tu ne vois pas qu'on dirait qu'il mendie un peu notre amitié depuis le début du trimestre ? Reprend Laeticia.

— Je ne mendie rien. Je trouve seulement que vous êtes finalement peut-être les seules avec qui ça vaut la peine de traîner ici. Samba pourrait avoir le même quotient intellectuel que moi, et toi Laeticia, tu es bien mo et propre.

— Yes, s'offusque-t-elle, merci de m'informer subtilement par cette occasion que je suis bête.

— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire pardon, bafouille le garçon, ne pouvant malgré tout se retenir de rigoler.

— Et bien c'est ce que j'ai compris.

Je les regarde tous les deux commencer à se chamailler comme un vieux couple et ma bouche se tord spontanément :

— C'est bien ce que je disais : vous vous aimez déjà.

Ils marmonnent quelques injures à mon intention puis se taisent finalement.

Cependant, Ismaël l'avait peut-être évoqué de façon maladroite mais il n'avait pas tort de dire que Laeticia était très belle et soignée. En classe, c'était pratiquement la seule fille dont les six nattes plaquées sur la tête restaient parfaitement flamboyantes jusqu'au vendredi. Toutes les filles de l'établissement portaient les mêmes chemises blanches et jupes bleu marine en guise d'uniforme, mais le sien était toujours impeccable et soigneusement repassé, à tel point qu'il se démarquait des autres par les beaux traits verticaux laissés par le fer sur le tissu claquant. Même les plus grands "critiques" et moqueurs du lycée ne trouvaient rien à dire sur son physique : de longues jambes rondes bien en chair que sa jupe un peu plus courte que la moyenne ne se prive de dévoiler, un derrière correctement fourni et rebondi qui ne se lasse de décrocher les mâchoires à son passage, et un joli teint cuivré. C'était la fille de notre salle de classe.

— Ngo Lenha ! a tonné une puissante voix masculine alors que nous marchions vers la cantine.

Laeticia se retourne la première car c'est son nom.
Lorsque vient mon tour de faire face à l'homme ayant interpellé ma camarade, je suis un peu surprise de reconnaître le surveillant Dingué que les élèves appellent communément Dingue-Dingue, surnom qui lui va d'ailleurs très bien, compte tenu de son air délabré dû au tabac et à l'alcool qu'il ne peut se retenir de consommer.

Laeticia soupire profondément. L'homme se rapproche de nous.

— Il était question que vous ne rameniez plus cette jupe au sein de cet établissement, énonce-t-il.

Je me rappelle alors de leur face à face de la semaine dernière dont elle m'avait vaguement parlé.
Laeticia essaye de se justifier en inventant toutes sortes d'excuses mais le surveillant refuse de faire preuve de tolérance et la convoque fermement dans son bureau. Je me retrouve alors à manger seulement avec Ekale Ismaël. Contre toute attente, je réalise que je peux  bizarrement tenir plus de dix minutes en sa compagnie; il peut se montrer drôle et supportable quand il veut...

Laeticia ne nous rejoint pas à la cantine. Étrange. La sonnerie annonce la fin de la pause et elle n'a toujours pas pointé le bout de son nez. Je lui achète donc un sandwich au pâté en supposant que son entrevue avec le surveillant s'est avérée être plus longue que prévu et je le ramène en classe. Là, elle n'y est pas non plus.
Les trois heures avant la seconde pause s'écoulent et toujours pas de Laeticia. J'hésite à aller voir dans le bureau où elle a été convoquée. J'attends la fin des cours. En fin de journée, je porte le sac de Laeticia et vais frapper à la porte du bureau de monsieur Dingue-Dingue. Sa voix me donne l'autorisation d'entrer. La première chose qui me frappe, évidente, outre l'odeur de cigarette et le bazar de la pièce, c'est que ma camarade n'y est pas.

— Oui ? m'interroge le surveillant dont les yeux rougis et les lèvres sèches ne laissent aucun doute sur ce qu'il était en train de faire juste avant que je ne l'interrompe.

— Je... euh... vous avez convoqué une élève de la terminale E1 ce matin, Ngo Lenha, c'est elle que je cherche.

— Et tu la vois quelque part, là ?

— Non, justement. C'est étrange parce que je ne l'ai pas revue depuis qu'elle vous a suivi ce matin.

— Rien n'est étrange. Je lui ai demandé d'aller changer sa jupe, tout simplement. Elle a certainement saisi l'occasion pour sécher le reste des cours de la journée.

J'en suis à peine convaincue. Toutefois, je n'ai pas de réelle raison de m'inquiéter. En plus, l'atmosphère de ce bureau me donne la nausée, alors je m'éclipse, refais un tour en classe pour vérifier mais, n'y ayant toujours pas retrouvé Laeticia, je décide de rentrer chez moi avec son sandwich et son sac à dos.

Chaque fois en passant par la poste centrale je réalisais, bien plus que je ne le faisais jamais, que j'étais en quelque sorte parmi les privilégiés de la société dans laquelle je vivais. Je regardais à travers la voiture et voyais tous ces vendeurs ambulants, ces mendiants, tout maigres, crasseux, malades, l'expression agressive de la misère collée à leurs visages, la famine flétrissant leurs peaux desséchées... et je me sentais insupportablement coupable. Parce que je me plaignais tout le temps. Je me plaignais de tout. De mon physique, de mon quotidien, de ma vie entière. Et pourtant, moi au moins, je n'avais pas à passer des journées entières à marcher sous le soleil infernal de la région, un plateau de noix de kola sur la tête, pour espérer avoir au moins un repas par jour.

Une fois chez moi, je me précipite d'envoyer un message à Laeticia lui demandant si elle va bien, et je l'informe que je suis en possession de son sac d'école. Vu que sa réponse tarde, je laisse mon téléphone sur le lit et vais m'installer à mon bureau devant mon ordinateur pour regarder un film, avant que ma mère crie mon prénom et m'exige d'aller manger. Je sors alors de ma chambre, ce qui semble me coûter un effort surhumain. C'est la seule pièce de chez moi où je me sens totalement libre et apaisée. Ses murs ne sont pas d'une couleur différente du beige dont est peint le reste du logis, mais au moins ma déco cosy et mon diffuseur de parfum à la douce senteur de coton me permettent de me sentir dans une pièce vivante, quand le reste de la maison donne l'impression de ne pas respirer.

Dans la cuisine, pendant que je termine mon plat de Ndolè, ma mère vient s'asseoir en face de moi. Pitié, pas le « comment était ta journée ? »...
Je la fixe, interloquée, comme pour l'inviter à cracher le morceau — ou pas. Et là, le sol se dérobe sous mes pieds lorsqu'elle m'annonce sèchement :

— Je suis enceinte.

Le roman de Kelly Où les histoires vivent. Découvrez maintenant