Chapitre 18

94 16 6
                                    

Je l'entends déglutir. L'hésitation semble obstruer sa voix qui pourtant, ne manque pas de fluidité, d'habitude. Il se lance, prononce un ou deux mots, se retient, bégaye. Je comprends alors que c'est un sujet vraiment difficile qu'il s'apprête à aborder.

— En fait, entre Boris et moi il ne s'agit pas que d'une animosité aléatoire. Le problème est beaucoup plus profond, et son origine remonte à plusieurs années, même si on fait semblant de l'ignorer... C'était à l'époque où on vivait encore avec nos parents, à Kribi.

Il marque une courte pause, reprenant son souffle, tandis que je m'étonne de l'information qu'il vient de lâcher ; mais je m'abstiens de faire un commentaire.

— Un jour de mai, et précisément celui où le peuple kribien célèbre sa fête culturelle, nous sommes allés à la plage comme on en avait l'habitude chaque année à cette occasion. Boris avait quinze ans, moi huit, et Karina six.

La fin de sa phrase me donne froid dans le dos. Il a évoqué sa petite sœur. C'est une première depuis qu'on se connaît !

— Il faisait une chaleur d'enfer, la plage était bondée sur tout son long, mais l'océan était beau, ses eaux et le ciel bleus. J'étais aux anges. Ça n'arrivait pas souvent que mes parents nous autorisent à sortir nous balader, encore moins s'il s'agissait d'aller à la plage ; alors les moments comme ça étaient mes préférés. Je m'impatientais de courir au bord des vagues, de m'engouffrer dans le sable chaud et de me calciner la peau au soleil. Je raffolais de l'ambiance festive autour, tout ce mouvement me rendait dingue. Ma sœur et moi étions très proche l'un de l'autre. Disons qu'elle ne me laissait pas vraiment le choix car était tout le temps collée à moi. On aimait jouer au roi et à la reine après avoir fini de construire nos châteaux de sable. Elle adorait avoir de l'autorité.

Un petit rire tristounet s'échappe du combiné. Cela m'attendrit.

— Ce jour-là, chose qu'ils nous avaient pourtant toujours défendue, les parents nous ont donné la permission de nous baigner, après maintes supplications. Boris et moi avions plaidé que nous serions prudents, et que, de toute façon il y avait des maîtres nageurs à chaque mètre, chargés de surveiller les gens dans l'eau ; qu'ils n'avaient pas de quoi s'inquiéter. Nous avions fini par les convaincre. Une fois surplace, Boris avait vite fait de nous délaisser pour rejoindre un peu plus loin certains de ses amis du collège ; il gardait toutefois un œil attentif sur nous. Quand on a eu envie de plonger, Boris nous a accompagnés dans l'océan en répétant qu'on avait l'interdiction d'aller plus loin que là où l'eau atteignait nos genoux. Il avait été ferme et formel : l'eau au niveau des genoux, c'est la limite. Et puis il est allé retrouver ses camarades.

Il marque à nouveau une pause, plus longue cette fois-ci. Mes muscles se crispent. Je sens venir le coup de massue.

— Quelques minutes après, la bande de jeunes a à son tour rejoint les flots. À ma grande surprise, ils ont tous — mon frère y compris — plongé beaucoup plus loin que ce qu'il nous avait recommandé. Ils se mouvaient comme des dauphins, allant vers le large. J'étais en totale admiration devant ces personnes qui semblaient tout à fait dans leur élément en nageant sans difficulté et avec autant de grâce. Et de toute évidence, j'ai voulu faire comme eux. Bien que conscient de ne pas pouvoir y arriver, j'ai quand même pris l'initiative de les suivre. Je me souviens encore très nettement de la voix de Karina qui s'est écriée : « Où tu vas ? Reviens ! »

À ce moment, sa voix se met à trembler. J'arrive à capter avec une telle intensité son émotion et sa tristesse, que j'en viens presque à oublier les miennes. J'entends sa respiration fébrile, son souffle qui se retient d'exploser en mille cris de douleur...

— Ensuite je me souviens des mains d'un inconnu qui a sorti ma tête de l'eau en me tenant par les bras, avant de me déposer sur le sable. J'avais bu quelques tasses mais rien de bien grave, ce qui avait eu pour seul effet de me faire tousser pendant un bon bout de temps. Temps pendant lequel je n'avais pas remarqué que Karina, elle, avait disparu de la surface... Ce n'est que quand Boris est revenu vers moi en demandant où elle était que je me suis redressé, inquiet.

Je retiens mon souffle. Il est vrai que je connais déjà le dénouement de l'histoire mais cela ne m'empêche pas d'espérer, malgré tout, qu'elle se termine bien.

— Il s'est écoulé quoi, dix minutes avant qu'on ne la retrouve ?... Quand le maître nageur est ressorti de l'eau avec elle dans ses bras, Kelly, je t'assure que ça a été la première fois de ma vie que j'ai fait une prière. Je veux dire, une prière vraiment sincère, et non l'une de celles que l'on dit par habitude ou par commodité. Elle n'a même pas duré deux secondes ; j'ai demandé à Dieu une seule chose : un miracle.

Une myriade de frissons se répand sur mes bras et mon dos. Quelle peine !

— Tu te doutes bien que j'ai prié en vain. Karina était morte. Pendant longtemps j'ai vécu avec ce poids dans ma conscience. Je le porte encore, d'ailleurs, malgré tous les efforts et le travail personnel effectués pour passer outre. C'est un secret mais... Je te le confie : Nous avons consulté un psychologue en famille pendant deux ans, car rien n'allait plus au sein de notre foyer ; en plus de culpabiliser soi-même, chacun voyait la cause principale du deuil en tous les autres. Les parents n'auraient jamais dû nous autoriser à nous baigner. Boris aurait dû plus veiller sur nous que se préoccuper de ses copains. Et je n'aurais jamais dû les suivre. Refaire le monde avec des « si » a été notre quotidien pendant toutes ces années, et c'est toujours le cas, quoique en silence. On n'en reparle jamais. On évite de se remémorer cette histoire. Mais on sait. Dans les regards vides et les expressions muettes, on ressent toujours la rancune générale et l'amertume des regrets.

Et il se tait dans son chagrin. Une boule se forme dans ma gorge. Je ne sais pas quoi dire. Puis j'essaye de trouver les mots qui conviennent en répliquant lentement :

— Je suis vraiment navrée, Jordan. Je n'imagine même pas ce que ça doit être de vivre avec un souvenir pareil. Mais je dois te dire que de ce que j'ai pu voir et apprendre de toi jusqu'ici, rien ne m'aurait jamais laissé penser que tu traînes un tel traumatisme. Tu es si... simple ! Je veux dire, tu dégages une telle sérénité et légèreté d'esprit, que personne ne pourrait se douter qu'au fond, tout n'est pas si rose dans ta vie. C'est admirable. Comment tu fais ?

— Eh bien, rigole-t-il, la plupart du temps je fais semblant. Mais surtout, je garde à l'esprit qu'il n'y a pas moyen de revenir en arrière et donc qu'il faut avancer malgré tout.

— Mais tu es tout de même conscient que rien n'était vraiment de ta faute, j'espère...

— Ce serait te mentir de dire oui. Eh ouais, je donne des conseils que je n'arrive pas à appliquer moi-même. Mais toi, ne suis pas mon exemple. Sois certaine que tu n'as absolument rien à voir avec la situation actuelle de ta mère. Mais avant tout, crois très fort qu'elle se rétablira.

— Ah...

— Kelly, promets le moi.

Il s'écoule quelques secondes de silence, durant lesquelles je me convaincs que je ne perdrais rien à lui faire confiance. Persuadée, je finis par lâcher tendrement :

— D'accord. C'est promis.

Là, j'ai l'impression de sentir un poids quitter mes épaules. Je respire sans difficulté. Je ne suis plus seule à porter ma peine. Et lui non plus. Jordan et moi les partageons désormais et, à deux, il me semble qu'elles sont moins lourdes, tout à coup.

Le roman de Kelly Où les histoires vivent. Découvrez maintenant