C'est écrit, qu'il y a un temps pour tout, dans cette vie : un temps pour naître et un temps pour mourir ; un temps pour pleurer et un temps pour rire ; un temps pour se lamenter et un temps pour danser.
C'est écrit.Est-ce pour autant que lorsque vient le temps des lamentations nous sommes prêts à y faire face, puisque nous savions déjà que tôt ou tard il arriverait ? Non. Absolument pas.
On n'est jamais préparé à la perte d'un être cher. Ça fait toujours aussi mal, si ce n'est même plus, peut-être, de se dire que cela était envisageable ; de se rappeler qu'on a supplié le ciel mais que les prières n'ont pas été exaucées ; de se mettre à douter de l'existence d'une quelconque justice ici bas.
William a ses mains sur mes épaules, il les presse doucement en signe de réconfort. Un peu plus loin, Angelique se roule par terre, hurlant, baignant dans ses larmes. Partout autour, des visages, des cris, des mains, des sanglots. Et au centre de la pièce, ma mère. Couchée là, dans un cercueil, les yeux clos et les mains croisées sur son petit ventre. La longue robe blanche qu'elle porte rappelle celle de son mariage. Elle est belle ; beaucoup trop pour me faire avaler qu'elle est vraiment morte. Allez, lève-toi maman, on a assez rigolé. Regarde, ils ont tous marché ! Ils croient tous que tu es vraiment un cadavre malgré l'invraisemblance de la situation. Ta blague est réussie. Maintenant ouvre les yeux et moque toi d'eux. Maman, je t'en prie...
Tout à coup ma poitrine se soulève violemment, un courant de spasmes douloureux traverse mon corps en une nanoseconde et puis, plus rien : le noir total.
Lorsque je rouvre les yeux, il me faut une dizaine de secondes pour reconnaître où je suis et comment je m'y suis retrouvée. Je reste allongée sur le lit dont les traverses en bois me font mal au dos à cause de l'inconsistance du matelas. Mes paupières sont encore un peu lourdes. Indistinctement, je parviens quand même à reconnaître les deux visages de mon oncle et sa fille qui sont au-dessus de moi et m'observent avec inquiétude.
— Ça y est, elle ouvre les yeux, dit oncle Narcisse.
— Oh, souffle ma cousine, Dieu merci !
— C'était un trop plein d'émotions refoulées, suppose une voix que je ne reconnais pas tout de suite. Vous avez bien vu qu'elle ne pleurait pas, non ? C'est pour ça : son organisme a étouffé la tristesse pendant trop longtemps, et là, tout a juste explosé, pouf ! Conséquence : il a lâché.
— OK, mais tu n'es pas médecin, Eugenie, réprimande mon oncle. On ferait mieux de faire venir un professionnel.
— Ah, laisse ça. C'est en Europe que vous aimez déplacer les docteurs pour un rien. Je te dis que c'était juste un évanouissement dû à l'excès de tristesse. Il n'y a pas de quoi paniquer, les gens sont déjà assez affolés comme ça.
Eugenie... Si je ne me trompe pas, c'est la dame qui a attrapé le bouquet de fleurs lancé par maman, au mariage. Je ne sais pas tout à fait quel lien de parenté il y a entre nous, mais je l'ai souvent beaucoup croisée, lors d'événements familiaux.
— Tais-toi un peu, s'énerve l'homme. Kelly, ça va ?
J'essaye de me redresser, avec un peu de difficulté. Oncle Narcisse me soutient en me tenant par l'épaule et la taille. Safia, sa fille, me regarde avec compassion. Je jette un coup d'œil autour de moi. Je suis dans cette chambre ; cette chambre dans laquelle j'ai déposé ma valise après être arrivée dans le cortège funèbre.
Le son tristement rythmé du tam-tam et les voix cassées me parviennent de l'extérieur. Je réalise alors que ce n'était toujours pas un cauchemar : tout ceci est bien réel. Et une douleur infinie m'agrippe le cœur. Je me mets à pleurer à chaudes larmes, pour la première fois depuis que ma mère est décédée. Le déni m'abandonne finalement brusquement et j'ai l'impression de tomber fatalement du haut d'une falaise.Safia me prend dans ses bras en pleurant elle aussi. Elle connaissait pourtant à peine maman, et moi-même, d'ailleurs. Elle est née et a grandi en France ; ce doit être la troisième fois de toute ma vie que je la vois en personne. De deux ans mon aînée mais on pourrait croire l'inverse, tant elle est petite et mince.
Ses volumineux cheveux bouclés recouvrent mon visage, et son parfum haut de gamme emplit mes narines qui ne tarderont pas à être bouchées par la morve. Sa main me caresse le dos, tandis que son père, affecté mais ne désirant pas qu'on le voie pleurer, sort discrètement de la pièce, suivi par Eugenie.— Pleure ma douce, murmure-t-elle, pleure. Ne te retiens pas.
Pendant plusieurs minutes, elle reste là à me tendre des mouchoirs et à m'écouter pleurer tout en me réconfortant. Et elle y parvient tant bien que mal.
— Tu veux que nous sortions ?
Je fais non de la tête.
— Je ne parle pas d'aller dehors rejoindre tout le monde, je parle de partir loin d'ici, à la plage, peut-être... Ça te ferait du bien.
Je la regarde d'un air peu sûr. Aller me promener à la plage alors que ce sont les obsèques de ma mère ? Est-ce possible ? Qu'est-ce que les gens vont penser ?
— On a le droit ? je demande.
— Bien sûr ! Mais seulement si tu en as envie.
Et comment ! Tout ce que je veux en ce moment c'est me tenir loin de toute cette atmosphère plus qu'oppressante.
Bwambè est un village de Kribi à quelques kilomètres de la ville. C'est aussi celui de William, celui où on va enterrer maman.
Le ciel est bleu. L'océan étincelant crépite sous le soleil de l'après-midi. Safia et moi marchons longtemps sur la plage, jusqu'à atteindre les chutes de la Lobé, un site touristique non loin du village. Là, presque tout le monde dévisage ma cousine. Les touristes, les vendeurs et les employés du site... quasiment tous se tournent pour la regarder quand elle passe. L'un d'eux, vendeur de noix de coco, s'écrie même : « La Blanche ! Viens goûter une de mes noix, non ? » en s'adressant à elle. Je la regarde et ris à moitié face à sa tête embarrassée.
— Tu veux que je te dise un truc drôle ou presque ?
— Vas-y.
— Quand je suis en France, parmi des Blancs, précisément , je suis considérée comme une Noire. Mais parmi les Noirs, je suis considérée comme une Blanche.
— Mais tu es métisse.
— C'est ça, le pire. Il paraît que « métisse » n'est pas une couleur de peau non plus, mais un mélange d'origines.
— Ce n'est pas ce que Yannick Noah a chanté... Et puis de toute façon qu'est-ce que ça change ? Que tu sois Noire, Blanche, ou même verte, cela ne devrait pas te faire douter de qui tu es.
— C'est vrai ; mais tu sais, là-bas chez moi ils accordent tellement d'importance à ce genre de choses ! Au fond, je suis consciente que ce n'est pas une couleur de peau qui te définit en tant qu'humain mais... Mais la vérité c'est que je ne suis sûre d'appartenir à aucune communauté, au final. Tu comprends ?
J'acquiesce :
— Je crois que je comprends.
La forte brise fait virevolter ses boucles châtain clair. Son sourire plat a comme quelque chose de pur en lui ; quelque chose à partager.
Nous nous asseyons sur un tronc d'arbre au bord de l'eau. À quelques centaines de mètres en face de nous, la cascade se déverse avec fureur dans le fleuve. Le son que cela produit semble apaiser mon esprit. J'enfonce mes orteils dans le sable, puis inspire un bon coup.
Sur l'autre rive, on aperçoit un groupe de gens qui se baignent. Des pirogues font des aller-retours entre les deux rives, transportant touristes émerveillés et photographes ravis. Je ferme les yeux et je respire...
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Le roman de Kelly
Teen FictionCette dernière année au lycée Leclerc est sans aucun doute celle qui marquera à jamais la vie de Kelly...