Chapitre 12

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J'ai quatorze ans. Cet après-midi en classe, le professeur principal, monsieur Essomba nous a distribué des fiches à remplir pour le Brevet d'Études du Premier Cycle.

— Écrivez tout en lettres majuscules, ordonne-t-il, et une lettre dans chaque case. Commencez par rédiger au crayon pour réduire le risque de ratures, les fiches sont limitées.

Les élèves obtempèrent. J'écris mon nom, ma date et lieu de naissance, et puis, quelque chose fait bifurquer mes neurones : nom du père. Je ne m'en souviens pas. Je n'en sais rien.
Assise au premier banc, je lève discrètement la main et pose ma préoccupation à l'encadreur d'une voix presque inaudible. Monsieur Essomba me dévisage avec étonnement.

— Comment ça vous ne connaissez pas le nom de votre père ? répète-t-il sans se gêner de le faire entendre à toute la classe.

Bien évidemment, tous mes camarades partent en fou rire. J'ai envie de fourrer ma tête au fond de mon casier.

— Qu'est-ce qu'il y a écrit sur votre acte de naissance ? demande le prof.

Justement, je n'en savais rien. C'est ma mère qui gardait tous mes documents officiels et jusque là je n'avais jamais eu à m'en servir, alors j'ignorais complètement quel nom se trouvait inscrit comme celui du père sur mon acte de naissance. La seule chose dont j'étais sûre, c'est qu'il se faisait appeler Léo. En tout cas c'est comme ça que ma mère le mentionnait dans ses histoires.

Ce soir-là, je rentre du collège avec la boule au ventre. Quelle humiliation, une "première de la classe" qui ne connaît pas la base de toute éducation : le nom de ses deux parents ! Comment ai-je pu vivre toutes ces années sans chercher à savoir comment s'appelle mon propre père ? Incroyable...

À la maison, il n'y a personne; je le sais car la large porte en bois vernis ornée d'une vitre ovale au centre m'accueille fermée. Je fais un pas sur le côté et soulève le paillasson Welcome qui était sous mes pieds. J'y trouve sans surprise la clé.

Après avoir mangé, je m'installe dans le salon pour terminer Le rouge et le noir de Stendhal. Les heures défilent et la nuit fait vite de tomber sur la ville. Vers vingt heures, William débarque, avec sa mallette en cuir marron et ses chaussures de la même couleur que je trouve d'une mocheté sans pareille. Il éponge son front avec une petite serviette grise en coton qu'il a toujours sur lui, puis souffle bruyamment, feignant la fatigue d'une longue journée de travail.

— Ça va ? me demande-t-il abruptement.

J'acquiesce d'un mouvement de tête, et mon beau-père file vers la chambre conjugale. Même pas cinq minutes plus tard, il en revient, tout effaré.

— Elle est où, Suzanna ?

— Je ne sais pas, je réponds avec détachement. Je ne l'ai pas trouvée non plus.

Je me remets à lire.

— Tu ne l'as pas trouvée ?

— Hm hm.

— Et tu es rentrée à quelle heure ?

— Seize comme d'habitude, m'exaspéré-je sans détourner le regard de mon bouquin.

J'ai senti William s'agiter un peu, faire un aller-retour à la salle à manger, avant de retourner dans la pièce privée.

*

— Kelly, Kelly... chuchote une voix au-dessus de moi.

J'ouvre doucement les paupières et découvre le visage de ma mère. Je me suis assoupie sans m'en rendre compte, le roman couvert sur ma poitrine.

— Va te coucher dans ta chambre.

Je me lève un peu dans les vapes et me dirige vers ma chambre, suivie de près par maman. Dans le couloir, elle me chuchote encore plus bas :

— William est rentré il y a longtemps ?

— Je sais pas... Quelle heure est-il ?

— Vingt-deux heures passées.

— Il y a à peu près trois heures, alors.

Quelque chose de fugace s'est affolé dans ses yeux.

— Il a mangé ? Tu l'as servi ?

Là, c'est ma conscience qui a pris un coup. J'ai doucement secoué la tête en culpabilisant.

Elle a juré une grossièreté sans s'adresser à moi. J'ai dit que je n'y avais pas pensé, absorbée par ma lecture. Trouvant qu'elle paniquait peut-être un peu trop pour si peu, j'ai ajouté :

— Je ne crois pas qu'il ait eu faim, sinon il m'aurait dit, hein ?

Ma mère m'a regardée profondément et, sentant très certainement mon inquiétude, elle a approuvé pour me rassurer. Je lui ai dit « bonne nuit » et me suis enfermée dans ma chambre. Or dès l'instant où j'ai entendu la porte de la sienne se refermer, j'ai su que ce serait tout sauf une bonne nuit qu'elle allait passer.
Des éclats de voix n'ont pas tardé à résonner, tels des coups de feux dans le silence assourdissant de la nuit chaude. Malgré la chaleur étouffante, j'avais relevé la couverture jusqu'au dessus de mon nez et je la serrais dans mes mains avec la force de quelqu'un qui gèle sous zéro degré Celsius. Au premier bruit sourd contre le mur, j'ai violemment fermé les yeux et serré les dents. Les Clap, les douch, les bim, se sont enchaînés avec la rapidité et la vivacité d'un combat de catch, et ce, durant une bonne partie de l'heure qu'il restait avant le lendemain.
Je n'ai pas réussi à fermer l'œil. J'étais tétanisée jusqu'au matin. Et même le matin, les bribes de phrases des vociférations de William tournaient encore en répétition dans ma tête : « Sale chienne », « incapable », « traînée », « vaut pas la peine »...

Pourquoi l'a-t-il tabassée cette nuit-là ? Est-ce parce que pour une fois c'est elle qui était rentrée un peu plus tard que lui à la maison ? Ou parce qu'il s'est senti incapable d'aller se servir à manger tout seul dans la cuisine, en estimant que c'est son rôle indiscontinu et perpétuel à elle ?
Pourquoi l'a-t-il tabassée ?
Pourquoi il la tabasse ?

Assaillie par un sentiment de révolte, submergée par la colère indescriptible de devoir vivre avec ça; cette ignoble impression d'impuissance face à la suprématie qu'il s'accorde au détriment de la dignité de la femme qui m'a mise au monde. La femme qui nous a tous mis au monde.

C'est ce souvenir qui demeure, s'éternise, se renouvelle inlassablement dans ma mémoire, quand je regarde William, quand je l'écoute, quand je l'imagine. C'est ce souvenir encore qui m'amène à perdre mes moyens face à monsieur Ondoa qui se tient devant moi et attend que je lui remette ma dissertation de philosophie. Il ne reste plus que moi dans la salle de classe. Les deux heures prévues pour l'épreuve sont écoulées depuis six minutes et pourtant, sur ma feuille de composition, rien. Rien à part le sujet qui me nargue prétentieusement : « Il y a toujours de la violence dans la pensée qu'on a d'être supérieurs aux autres; il y a toujours de la violence lorsque l'on s'octroie des droits sur les plus faibles. » Cette citation de Guillaume Prevel, au lieu de me rappeler des notions de philosophie que j'ai apprises en cours, m'a brusquement ramenée trois ans en arrière et m'a laissée comme figée pendant toute la durée de l'épreuve.

— Je... je suis désolée monsieur, je n'ai pas pu traiter le sujet.

Mon professeur, hagard, s'est saisi de la feuille entre mes mains et a eu l'air aussi stupéfait que s'il y avait vu dessiné un organe génital.

Je me lève, titube légèrement, et m'enfuis sans laisser l'occasion à monsieur Ondoa de me blâmer sévèrement.

Le roman de Kelly Où les histoires vivent. Découvrez maintenant