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Sept ans auparavant

— Hey Ludmila ! Regarde on a ramassé des journals !

La jeune femme tourna la tête vers les deux petites blondes qui couraient vers elle. Elle ouvrit les bras pour les accueillir, un grand sourire aux lèvres.

— Mes poussins ! Qu'est-ce que vous faites dans la rue à cette heure ci ?

Les filles d'une dizaine d'années tournèrent dans sa direction leurs yeux aigue marine.

— Pierre nous a dit de les prendre car c'est le soir, dit l'une d'elle en mâchouillant la manche de son pull effiloché.

Ludmila sentit son cœur se pincer. La vie dans le quartier n'était pas facile. La misère imprégnait les rues de plus en plus et tout le monde devait mettre la main à la patte pour éviter de se faire évincer par le patron des lieux. À chacun son moyen pour survivre.

— Et bien dites à votre frère de ne pas vous laisser toutes seules si tard. C'est dangereux la nuit ici, ajouta la jeune femme d'une voix douce en passant une main dans leurs cheveux poisseux.

Les gamines la prirent dans leurs bras maladroitement en poussant des cris joyeux qui n'auraient pas manqué d'ameuter l'ensemble des voyous qui se trouvaient dans les parages.

— Venez les filles, je vous ramène chez vous. Vous êtes d'accord ? demanda Ludmila en s'abaissant à leur hauteur.

Elle vit l'hésitation naître chez ces deux fillettes, alors elle tendit une main chaleureuse vers elles.

— Oui ! s'exclamèrent-elles toutes les deux en cœur.

Ludmila se releva et laissa échapper un soupir discret alors qu'elles s'accrochaient à sa main comme pour s'assurer qu'elle ne disparaisse pas. Ces filles étaient joyeuses par rapport à ce qu'elles vivaient tous les jours, dans cette misère perpétuelle, il y avait de quoi perdre toute envie de vivre. Que cela avait l'air rafraîchissant. Ludmila avait elle même été dans la même situation et avait été dans l'obligation de se débrouiller seule après le décès de sa mère alors qu'elle avait huit ans.

Tandis que toutes les trois avançaient dans le noir en direction de l'abris des jumelles, la jeune femme était songeuse. Elles méritaient tellement mieux que de travailler pour leur frère qui lui se prélassait en attendant le butin de la journée.

Les hommes, ici, faisaient partis du haut de la hiérarchie, commandant les faibles, les personnes âgées et les enfants et femmes en profitant de leurs malheurs pour les exploiter.

Les rares qui osaient se rebeller finissaient pendus aux yeux de tous en guise de représailles pour ceux qui avaient pensé défier l'autorité. Finalement, tout le monde se contentait d'obéir et de fermer sa bouche.

Quand elles arrivèrent à hauteur du baraquement tenant à peine debout qui leur servait de maison, les filles se mirent à courir vers la porte brinquebalante.

—  Pierre ! Pierre ! Pierre !

Les exclamations euphoriques furent remplacées par des hurlements aigus et des grognements masculins.

Ludmila ferma les yeux pour s'empêcher d'entrer. Il n'était pas de bon ton de se mêler des affaires des autres. Mais les pleurs se succédèrent et les insultes prièrent de l'ampleur. Elle finit par serrer les dents et passer le seuil de la porte.

Les jumelles étaient acculées contre un coin de la minuscule pièce subissant les foudres de leur frère dont l'attitude collait avec la consommation de boisson.

— Laisse-les tranquille ! intervint-elle en se plaçant entre eux, dans le but de faire barrage.

Le jeune homme la dévisagea avec cet air de dédain qui ne le quittait désormais plus. Sa bouche se releva dans un rictus mauvais.

— Tu fais quoi là ? Je t'avais pas dis de dégager et d'me laisser tranquille ? grogna-t-il, les yeux à moitié clos.

Ludmila regarda les doigts de Pierre se refermer sur la bouteille de vodka avec dégoût.

— Arrête de t'en prendre à tes sœurs, elles n'y sont pour rien.

Le jeune homme passa une main sale dans ses cheveux blonds tout en passant sa langue sur ses lèvres en la couvrant d'un regard lubrique.

— Tout le monde doit obéir, même elles ! Sinon, c'est la mort ! maronna-t-il en titubant lorsqu'il se mit à avancer dans sa direction. Mais j'pourrais passer outre si tu me donnes quelque chose en échange.

Le sous entendu était clair. Il les laisserait tranquille si elle couchait avec lui. Peut être pour une fois mais pas éternellement. Un jour, il relèverait la main sur elles et cette fois-ci elle ne serait pas là pour l'en empêcher.

— Je ne pense pas que tu mériterais ce genre de cadeau, Pierre, refusa Ludmila, le visage grave.

— Je mérite tout ce que je peux avoir ! Et je te veux ! explosa le jeune homme en tentant de saisir sa gorge, geste qu'elle évita en le faisant tomber.

Il poussa un cri étouffé tout en chutant lourdement sur le bois pourri.

— Je t'aurais même si je dois tous les tuer un par un ! Je t'aurais !

Ses propos devinrent incohérents, engloutis par l'alcool qui coulait dans son sang comme un poison.

Ludmila soupira. Pathétique. Elle tourna la tête vers les filles collées l'une contre l'autre, tremblantes de peur. La jeune femme s'agenouilla près d'elles et posa une main rassurante sur la leur.

— Vous allez bien ?

Un hochement timide de tête de la part de celle de gauche la rassura. La violence était chose banale dans ce quartier mais les plus jeunes en pâtissaient par leur incapacité à répondre. Ils étaient la cible idéale.

— Venez, les encouragea Ludmila. Je vous emmène chez moi pour cette nuit. Il faut que vous dormiez.

Elles sortirent sur la pointe des pieds pour ensuite se diriger plus loin, vers la partie isolé du quartier où peu de gens se rendaient. L'immeuble se rapprochait davantage de ruines que d'un véritable bâtiment, mais c'était son chez elle, elle n'avait rien connu d'autre.

Les jumelles commencèrent à sauter dans tous les recoins de la pièce, excitées. Ludmila les rappela gentiment à l'ordre avant de leur servir un bol de soupe au choux, seul légume qui se trouvait en quantité astronomique.

Elles mangèrent rapidement en parlant sans cesse, remises des émotions fortes de la soirée. Ludmila sentit son cœur se réchauffer en les voyant se chamailler. Elles étaient adorables, beaucoup trop innocentes pour une pareille vie. Elles allaient grandir et s'endurcir pour résister à ce monde sans foi ni loi.

La jeune femme les borda tout en leur racontant une histoire.

— Ludmila, pourquoi on n'est pas des princesses nous ? demanda la benjamine, innocente.

— Mais vous êtes des princesses comme Raiponce, mes amours, argua Ludmila, les larmes aux yeux.

Oui, des princesses Raiponces qui ne sortiront de leur cellule que grâce à une force mentale exceptionnelle, songea-t-elle, sinistrement.

Le Chant du CygneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant