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15 décembre 2023

«—Adam, le plat de la table quatre arrive ?»

Les flammes des plaques de cuisson se reflétaient dans ses iris noirs. Un peu comme un petit feu qui dansait dans ses yeux. Prêt à l'incendier tout entier, à le consumer, à le brûler intégralement. Un ballet intime qui lui brûlait la rétine, prenant de plus en plus de place dans son regard et son esprit, dans son cœur et son âme. Il paraissait tellement déboussolé qu'il avait cette impression constante d'être seul face au carnage de sa vie, de voir le désastre qu'était sa vie. Un peu comme si elle partait doucement en fumée, sa vie. Les flammes qui se rapprochaient de son visage commençaient à l'étouffer, à le chauffer, peut-être même à le brûler vraiment. Adam les voyait de très près, si près qu'il les sentait le réchauffer. Peut-être que, s'il s'avançait suffisamment, ses cils prendraient feu. Il finirait par s'enflammer, lui aussi. Premier, deuxième, troisième degré. Il brûlerait dans la cuisine tandis que ses collègues couraient partout pour assurer un service de qualité. Il sentait les flammes, les vivait. Il en connaissait chaque nuance, chaque odeur, chaque couleur. Il voulait en connaître la chaleur, la sensation sur sa peau.

«— Oh, fiston, tu te réveilles ? On n'attend que toi, Adam, on a un service à faire tourner, ce n'est pas le moment de dormir.»

Le commentaire de Guillaume, son patron, le fit revenir brutalement à la réalité. Il n'était pas vraiment parti, il s'était juste égaré dans ses pensées. Il était là, mais pas . Adam reprit la cuisson de son pavé de saumon comme si cette danse enflammée n'avait jamais eu lieu. Comme si son âme n'avait jamais fait copain-copain avec le feu. Comme s'il n'avait jamais arrêté de travailler. Petite pause dans le temps, il ne s'était pas émerveillé un seul instant. Un peu comme un souvenir qu'on pense avoir inventé et que l'on se remémore. Ce moment avait-il réellement existé ? Faisait-il partie d'une imagination trop réaliste ?

«— Il faut arrêter de rêvasser, Rosier !» commenta Mathieu en bousculant le cuisinier pour passer.

Lors de sa pause, Adam sortit ses Camel et, d'un doigt, fit glisser une cigarette en dehors du paquet. Il joua avec, la tournant entre ses longs et fins doigts, sans prendre la peine d'en incendier le bout. Il la tournait d'un côté, puis de l'autre, sans jamais la faire tomber. Assis sur le marbre froid devant la porte arrière de la cuisine, il glissa sa main tatouée dans la poche de son pantalon et en sortit son briquet Johnny Hallyday. Il n'était pas un grand fan de Johnny, mais l'inscription « allumez le feu » à l'arrière du briquet l'avait bien fait marrer. Selon Adam, c'était une raison plus que valable de l'acheter. Adam roula la pulpe de son pouce plusieurs fois sur la roulette du briquet. Aucune flamme ne sortit de l'objet. Il le secoua. Un long râle lui sortit du fond de la gorge et du bout des lèvres, tandis que sa tête basculait en arrière.

« — Je crois que tu en as plus besoin que moi, fiston, fit Guillaume en lui tendant le sien. Adam le prit du bout des doigts et le contempla quelques secondes, comme s'il n'osait pas l'utiliser.

— Tu sais, je ne vais pas te forcer à me le payer si tu le termines aussi !» reprit Guillaume.

Adam alluma le bout de sa cigarette, puis rendit le briquet à son propriétaire. Il tendit une cigarette à son patron, qui accepta sans broncher. Guillaume alluma la sienne, et tous deux fumèrent dans le froid d'un mois de décembre déjà bien entamé. Ils restèrent là un moment, se jetant parfois des regards sans vraiment oser se parler. Adam brisa la glace.

«— Je croyais en Johnny. Il n'a pas allumé le feu ce soir, je suis déçu.

— C'est l'effet Johnny ça, fiston. Il promettait l'incendie mais ne donnait que de la fumée.

— Tu l'as encore de travers, la tournée annulée ?

— Bien sûr. À ma place, tu serais autant dégouté.

— Il t'a dégoûté pour toute une vie alors?

— Ouais. »

Le cuisinier sourit, remit la cigarette dans sa bouche. Guillaume s'installa aux côtés d'Adam, qui lui laissa un peu de place. Ils n'échangèrent plus aucune parole, plus aucun regard. Plus rien. Pas le moindre son. Rien.

Adam s'amusait à garder la fumée le plus longtemps possible dans sa bouche. Ça lui plaisait de laisser s'échapper un immense nuage de fumée lorsqu'il expirait. Il refit son tour de passe-passe à plusieurs reprises. Parfois, il la gardait trop longtemps en bouche et finissait par s'étouffer ; la fumée lui brûlait l'œsophage et les poumons. Il avait cette horrible impression de sentir ses poumons se désintégrer dans sa poitrine, de sentir la cendre sous sa peau, tas de poussière dans sa cage thoracique. Il trouvait ça ridicule, c'était comme s'il goûtait une cigarette pour la première fois. Seulement, il ne clamait pas haut et fort qu'il ne toucherait plus jamais à cette merde pour recommencer quelques mois plus tard.

Guillaume lui demanda comment il allait, retirant Adam de sa rêverie fumeuse. Ce dernier regarda son patron, réfléchissant à quoi lui répondre. Lui dire la vérité ou mentir ? Dire un mensonge convenable ou une vérité peu recevable? Il se demandait quelle réponse serait la plus glorieuse. Il décida de mentir.

«— On survit, répondit Adam, un léger sourire venant étirer sa bouche charnue.

— Comment tu vas ? Je veux dire, on s'inquiète avec les autres. On ne te voit jamais manger, tu ne restes plus avec personne, c'est à peine si tu adresses la parole aux gens. Tu fais même plus d'efforts pour répondre à Mathieu. Et Dieu sait à quel point tu aimes l'envoyer balader. Tu es tout pâlot. Tu sembles presque mort. Et...

— Ouais, c'est juste le moment de l'année où on me déterre pour que je voie un peu de lumière. Vitamine D et toutes ces conneries dans le genre. Ça compte même en hiver, la vitamine D, où il faut prendre celle sous ordonnance ? Ou je peux juste me taper sur mon balcon ? Je dois faire quoi concrètement ? Parce que j'ai regardé sur Internet, mais ce n'est pas assez...

— Adam, je te parle sérieusement.»

Les deux hommes se regardèrent pendant ce qui paraissait être un très long moment. Le plus jeune ramena sa cigarette entre ses lèvres. Il continuait à se brûler la gorge pour éviter de lui répondre. Il trouvait cela plus agréable que de lui dire la vérité. Son patron n'avait pas à connaître ses réels états d'âme. En fait, Adam avait peur de sa réaction. Peur de la pitié qui découlerait de ses aveux. Peur de voir que le regard qu'il posait sur lui allait changer.

Guillaume appelait rarement Adam par son prénom. Il le faisait uniquement lorsqu'il s'inquiétait véritablement de son état. Il l'appelait généralement «fiston » ou « fils ». D'ailleurs, personne n'appelait jamais Adam par son prénom. On ne l'appelait pas tout court. Il n'était pas invisible, on ne faisait juste pas attention à lui. Toujours caché dans sa cuisine, il n'en sortait que lors de ses pauses cigarettes. Personne ne savait réellement qui il était ni pourquoi il était là. Ses collègues se demandaient même s'il faisait vraiment partie de l'équipe. Lorsqu'on parlait de lui, on pensait au petit nouveau. Petit nouveau, déjà là depuis trois ans.

«— Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? C'est juste une déprime saisonnière, ça me passera, je te le jure. » Adam souffla, écrasant sa cigarette presque finie dans le petit cendrier sur le sol.

Il se releva et laissa Guillaume seul sur la marche. Il se passa la main dans les cheveux et tira sur une de ses boucles. Il faisait ça lorsqu'il était stressé, lorsqu'il angoissait, lorsqu'il se sentait dépassé et oppressé, lorsqu'il ne se sentait ni assez ni trop. Il faisait cela très souvent à cette période, peut-être trop souvent.

«— Je retourne travailler, mon Guyguy», il annonça en lui tapotant l'épaule.

Guillaume le regarda partir. Il sut, encore une fois, qu'il n'en apprendrait pas plus sur Adam. Il n'en apprendrait pas plus sur sa santé mentale et physique. Il n'apprendrait rien du tout. Il resterait dans le flou encore un bon moment. Adam entra dans la cuisine et se lava les mains. Il ne se sentait pas prêt, mais il devait reprendre. Il n'avait pas le choix, il reprit son service. Guillaume se leva et retourna en cuisine à son tour. 

Mort Ce SoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant