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Cela faisait cinq minutes que Adam Rosier attendait devant la porte brune de ses grands-parents. Bien qu'ayant vécu une grande partie de sa vie chez eux, il n'osait pas frapper à la porte. Il n'osait ni frapper ni entrer. Adam attendait devant la porte, les bras chargés de présents. Il était une sorte de Père Noël commis d'office, commissionné pour faire plaisir, pour apporter un peu de chaleur dans la maisonnée quand lui-même était froid. D'ailleurs, il commençait à avoir froid. Un petit vent très frais venait de se lever. Il leva un bras pour frapper, mais n'y arriva pas. Une force inconnue le retenait en arrière, lui prenait le poing pour l'empêcher de signaler sa présence. Il sentit du mouvement derrière lui.

«—Tu n'entres pas ? lui demanda sa cousine, Jeanne.

— Si, si, je réfléchissais. Je suis content de te voir. »

Adam fit mine de rien et laissa Jeanne l'enlacer. Il faillit faire tomber quelques cadeaux, et Jeanne se recula, un rire s'échappa de sa bouche. Elle remit correctement les cadeaux au-dessus de la pile et frappa à la porte. La grand-mère Mathilde ouvrit la porte.

« — Ahhh ! Mes petits-enfants ! Entrez, entrez ! »

Adam laissa sa cousine et son mari rentrer. Les enfants de Jeanne jouaient devant la porte et Jeanne sortit pour venir les chercher.

« — Adam, fais pas d'enfants. Reste en liberté ! ».

Il rit et entra à son tour dans cette maison qu'il ne connaissait que trop bien. Avec ses murs crème décorés de photos en tout genre et ses bibelots sur les meubles, avec ses rideaux bruns et les tableaux de son père sur les murs. Dans cette maison, il y régnait la chaleur et convivialité, réconfort et familiarité. C'était impossible de ne pas se sentir bien quand on s'y rendait. Adam se revoyait petit, courant dans les escaliers alors que son grand-père le mettait en garde contre une éventuelle chute ou en se rendant à la cuisine pour aider sa grand-mère à pâtisser. Chaque pièce regorgeait de nombreux souvenirs. Il pouvait très clairement se revoir petit, accompagné de ses cousins et de sa sœur, autour du sapin à déballer des cadeaux pendant que les adultes filmaient et mangeaient les desserts.

Adam entra dans le salon où ses cousins et leurs enfants étaient déjà installés, trop occupés à parler et à rigoler pour s'apercevoir de sa présence. Un des enfants de Jeanne, Amélie, vit Adam déposer les cadeaux sous le sapin. Elle s'interrompit et le suivit jusqu'à la cuisine où il enfila un tablier. Elle tira sur sa manche.

« — C'est pas le Père Noël qui dépose les cadeaux ? demanda Amélie, les sourcils froncés. Vite, Adam devait trouver une excuse.

— Si, bien sûr que si.

— Pourquoi tu les as déposés ?

— Tu sais, Amy, il y a beaucoup d'enfants sur la terre. Parfois, Papa Noël a besoin d'aide pour tout déposer à temps, ajouta Adam. Amélie étudia la réponse de son cousin éloigné.

— D'accord, ça me semble juste. Merci de l'avoir aidé ! » répondit la fillette avant de rejoindre sa mère. Jeanne lança un regard à Adam, un « Merci d'avoir joué le jeu ». Il lui répondit d'un clin d'œil.

Jeanne avait grandi avec Adam. De deux ans son aînée, elle était toujours partante pour faire les quatre cents coups avec lui. Ils étaient si proches, à l'époque, traînant toujours ensemble. Adam vivait chez ses grands-parents et Jeanne ne perdait jamais un instant pour retrouver son cousin. Puis, ils grandirent. Adam était resté à Nice pour ses études d'arts culinaires, puis avait continué sa formation au Royaume-Uni. Jeanne, elle, était montée à Paris pour des études de mode. Elle avait longtemps rêvé de cet atelier de couture très sélectif. Elle était si heureuse d'avoir pu y entrer. Leur parcours scolaire avait séparé les cousins Rosier. Puis, Jeanne s'était mariée et avait eu des enfants. Elle n'avait plus le temps de rien. Plus le temps pour son cousin, pour son travail, pour elle. Ils ne se revoyaient qu'aux fêtes de fin d'année, et seulement si son mari voulait bien, pour une fois, passer les fêtes en dehors de sa propre famille.

Se revoir était magique. Chaque année, ils attendaient les fêtes avec impatience. Enfin pouvoir se poser en famille, passer du temps ensemble, partager un bon repas... Cette année-là était différente. Il n'y a plus la magie de Noël quand on passe la vingtaine. À partir de 20 ans, et même avant, on n'attend plus minuit avec impatience pour la distribution des cadeaux. On s'ennuie à table, à entendre toujours les mêmes banalités. La magie n'est plus. À 26 ans, Adam avait son travail, Lila, ses amis... À 26 ans, on n'a plus trop envie de croire à Noël, la fête ne nous apporte plus rien. On n'en voit plus trop la peine. Puis, à 26 ans, c'est passé, toute cette impatience et cette innocence. Et certains y croient par dépit. Jeanne y croyait par dépit. Elle devait y croire parce que ses enfants y croyaient. Et comment faire croire aux enfants que le Père Noël existe ? Maman doit y croire aussi. Ce n'est pas grave si papa n'y croit pas, il ne croit en rien de toute façon. Mais maman ? Maman, elle y croit. Dur comme fer. Du moins, elle faisait semblant d'y croire. Ou, peut-être qu'elle y croyait parce que ça lui faisait du bien de croire à quelque chose. À 26 et 28 ans, on n'a plus de raison d'y croire. Cette année-là, le Noël d'Adam et de Jeanne n'avait rien de « fun », il était moins authentique et beaucoup plus terne. La croyance était finie, bonjour la vie d'adulte.

Adam s'affaira en cuisine. Il n'avait pas reçu une formation à l'étranger pour rester assis sur une chaise à attendre que le repas ne se prépare. Et puis, vu le prix de sa formation, c'était évident qu'il devait aider en cuisine. C'était ce que son oncle André lui disait toujours. Chaque année, le même baratin. Et chaque année, Adam préparait. Il se détruisait le moral avant même d'aller s'asseoir. Il préparait pour tous, les grands et les petits, les jeunes et les moins jeunes, les mariés et les célibataires. Moins pour lui. Il s'occuperait de lui-même plus tard, il avait le temps. Il devait bien ça à sa famille qu'il ne voyait au complet qu'une fois par an. Alors, une fois par an, il donnait toute son énergie aux autres, il n'avait plus de force pour lui-même, mais cela ne le dérangeait pas. Ça n'arrivait qu'une fois par an. Et ce jour-là, il en revenait à regretter les 364 autres jours de l'année. Un court instant, lorsqu'il eut terminé les vingt assiettes pour l'entrée, Adam soupira. Plus fort que prévu. Il vida presque tout l'air que contenaient ses poumons noircis par la cigarette. Une de ses tantes, Sylvie, lui reprocha de ne pas sourire, de toujours faire la tête, même entouré des siens. Sylvie ajouta qu'à force de toujours être de mauvaise humeur, il gâchait celle des autres. Cette remarque le fit réfléchir. Il se sentit coupable et, pour répondre à sa tante, il sourit. L'air de dire « non, regarde, je suis de bonne humeur ! Je souris ». Sylvie sortit de la cuisine et Adam ressentit un pincement au cœur. 

Mort Ce SoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant