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Juliette partit après minuit avec le reste des invités. Adam, lui, avait décidé de rester avec ses grands-parents. Il débarrassait les dernières assiettes quand il entendit son grand-père murmurer à sa grand-mère que « ça fait du bien d'avoir les enfants à la maison ». Il décida à cet instant même qu'il resterait. Il entra dans la cuisine pour aider Mathilde à faire la vaisselle. Tandis qu'elle lavait les assiettes, il les essuyait une à une. À chaque fois que Mathilde passait une assiette ou un couvert à son petit-fils, elle le regardait longtemps, tentant de l'analyser, de comprendre ce qu'il ressentait. Elle se doutait de ses sentiments, mais attendait qu'Adam en parle de lui-même. Elle le savait, elle l'avait élevé.

« — Tu sais... », commença-t-elle.

Adam rangea un verre dans le meuble du haut, celui à côté de la fenêtre. Il attendait la suite.

« — Cédric serait fier de l'homme que tu es devenu. Ta mère aussi, elle serait fière. Ne doute jamais de ça », murmura-t-elle entre deux couverts.

Il prit la fourchette qu'elle lui tendait, l'essuya, la rangea. Il sentit une larme se former au coin de l'œil.

« — Je sais, ne t'en fais pas. Les commentaires d'André ne me font rien. J'avais juste besoin d'une excuse pour partir fumer.

— Je ne suis pas née de la dernière pluie, mon cœur »

Il sourit à l'entente de ce surnom enfantin. Surnom qu'elle utilisait pour le réconforter lorsqu'il faisait des cauchemars. Et, ce soir-là, même s'il ne l'avouerait jamais, il avait besoin de ce « Mon cœur ».

Son grand-père entra dans la cuisine à son tour et lui annonça que sa chambre était prête pour la nuit. Adam le remercia, embrassa ses grands-parents sur la joue et monta à l'étage. Il entra dans cette pièce où le prénom « Adam » était encore accroché à la porte. Il tourna la tête en direction de la porte d'à côté où le prénom de sa sœur était aussi accroché. Il avait l'impression de faire un bon dans le temps. Il abaissa la poignée et entra dans un monde parallèle. Le papier peint bleu de son enfance était intact, les meubles en bois et aux poignées jaunes n'avaient pas bougé, ses quelques posters tenaient encore au mur par on ne sait quel miracle et les quelques jeux et figurines qu'il avait laissés étaient restés à leur place. Sa chambre était figée dans le temps, comme s'il était resté à cet âge innocent de l'enfance. Dans cette chambre, Adam avait six ans, huit ans, douze ans, dix-huit ans, vingt ans, âge où il prit son indépendance et partit à l'étranger. Adam ne put s'empêcher de se demander pourquoi avait-il fait ce choix ? La vie était si paisible à ce moment-là ? pensa-t-il.

Un léger martellement le coupa de sa nostalgie, Adam ouvrit la porte. Mathilde se trouvait de l'autre côté.

« — On va aller se coucher. Si tu as un petit creux, il reste de la tarte dans le frigo. »

Il restait de la tarte. Il restait de la tarte. Il reste de la... Tarte. À première vue, rien de bien extraordinaire, une simple tarte. Celle qu'Adam avait préparée, d'ailleurs. Tarte qu'il n'avait pas touchée, qu'il n'avait même pas goûté. Il ne savait pas quoi faire. Était-ce une bonne idée d'y toucher après la journée qu'il venait de passer ? Était-ce une bonne idée alors qu'il se sentait fragile ? La réponse était sans doute non. Sans hésiter, non, pensa-t-il.

— Merci, mais je vais passer mon tour pour la tarte. Bonne nuit !

— Bonne nuit, mon cœur.

On pourrait croire que s'en était fini là, qu'Adam partit se coucher également. Mais non. En temps de crise, la tentation est beaucoup trop forte et le chagrin trop présent. Adam attendit quelque temps pour être sûr que ses grands-parents dormaient à poings fermés. Il descendit délicatement la poignée de la porte, la referma derrière lui. Adam descendit les quelques marches qui séparaient le coin nuit de la cuisine, faisant attention aux marches qui craquaient à cause de l'usure.

Il se retrouva rapidement dans la cuisine et prit la tarte sur la deuxième étagère, dans le frigo. Il la posa sur le plan de travail. Ses mains tremblaient. Non, il n'allait pas craquer. Il reprit la tarte et la remit à sa place, deuxième étagère en partant du bas. Il referma le frigo, pas totalement. Il craquait. Il la prit à nouveau, la posa sur le plan de travail. Adam se dit que ça ne servirait à rien de s'en couper une part, il y alla directement à la cuillère. D'abord, une bouchée qui fondit dans sa bouche. Alors que le métal froid de la cuillère sortit de sa bouche, il se sentit revivre. Je suis en train de faire une connerie, se disait-il. Il planta une nouvelle fois la cuillère dans la tarte et l'enfourna entre ses lèvres avec avidités. Il mangea, et mangea, ne prenant même plus de plaisir à la manger, cette tarte. Si peu de plaisir que ça en devenait une torture. À chaque bouchée, il se faisait du mal. Il se mutilait le cœur. Bientôt, Adam n'en pouvait plus. Il en avait marre de devoir remplir son cœur en se remplissant l'estomac. Et, quand il ne pouvait plus physiquement supporter ce trop-plein, il vidait son cœur quand son estomac se vidait.

Ce soir-là était un de ceux qu'Adam aurait aimé oublier. Assis à la table de la salle à manger, Adam s'impatienta sur cette pauvre tarte. Pourquoi je ne peux pas aller mieux, s'énerva-t-il. Il mit la cuillère de côté, la frustration prenait le dessus sur lui. C'était à ce moment précis qu'Adam Rosier sombra dans une crise d'hyperphagie plutôt violente. Mais il réfléchit, il ne pouvait quand même pas s'infliger ça ? Il ne pouvait pas se faire ça. Pas à cet instant, pas à lui-même. Et pourtant, son propre corps répondit à ses questions en une pulsion presque meurtrière. À cette table, il allait s'assassiner. Il répondit à cette pulsion meurtrière, faisant de lui la victime. Il mangea la tarte, ou ce qu'il en restait, avec les mains. Il se remplissait jusqu'à ce qu'il n'ait plus d'air. Ses yeux s'humidifièrent et, pourtant, Adam n'arrivait pas à s'arrêter. Il fallait que ça s'arrête. La seule chose qui mit fin à sa crise fut la platine vide devant lui. S'il n'avait plus rien à manger, alors cette folie meurtrière pouvait enfin cesser.

Adam se leva de la chaise et croisa son regard dans le miroir face à lui. Il était là, les yeux rougis et la bouche pleine de crème. Il se dégoûtait. Ça ne changeait pas de son quotidien, mais ce soir-là, le sentiment s'était décuplé.

Il apporta le plat dans l'évier et le lava, pensa à un alibi pour la disparition de la tarte. Un truc comme « Ce que je faisais entre minuit et une heure du matin ? Je dormais ! ». Il trouva rapidement, il dirait que sans faire trop attention, il avait laissé la tarte hors du frigo et que la crème avait tourné. Adam alla se coucher, plus exactement, il alla s'allonger. De ce bout de nuit, il se rappela le plafond. Celui qu'il avait fixé des heures à la recherche du sommeil. Il avait passé la nuit à se demander ce qui ne tournait pas rond chez lui, se demander pourquoi se sentait-il si honteux, si coupable. Pourquoi se sentait-il si immonde ? Il rêvait du jour où ce dégoût ne lui collerait plus à la peau.

Mort Ce SoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant