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Cela faisait déjà une bonne demi-heure qu’Adam était rentré. Assis sur son fidèle canapé brun, il n’avait pas bougé d’un pouce. Seulement éclairé par la lampe de son salon, il fixait le sac de marchandise posé sur sa table basse. Il se leva, prit le sac, décidé à en finir et à mettre cette tentation de côté. « Je peux le faire », s’encourageait-il. Il s’approcha de son frigo, lentement, trop lentement. Il posa le sac en plastique, sur le point de craquer, sur la table de la cuisine. Adam ouvrit le sac et en vit le contenu. Sentant la délicieuse odeur se dégageant des plats, Adam sentit son coeur se rétracter dans sa poitrine.

« Je vais craquer ». Il plongea ses mains dans le sac et commença à en sortir les boites. Elles étaient encore chaudes et sentaient terriblement bon. « Je vais craquer ». Il disposa chacune des boîtes sur sa table et alla jeter le sac. « Non, je ne vais pas craquer ! », se reprit-il. Lorsqu’il se tourna et qu’il fit à nouveau face à sa table, la vue de celle-ci le fit frémir, trembler. Adam se crispa. Comme si son pire cauchemar venait de se matérialiser devant ses yeux. Un énorme monstre  prenait toute la place dans sa cuisine, prêt à le bouffer tout cru et à ne laisser aucun morceau de lui. Sa pomme d’Adam remonta et descendit difficilement quand il déglutit. Adam ferma les yeux, si forts qu’il sentit ses paupières tirer. S’il avait pu s’arracher les yeux pour ne plus voir ce qui se trouvait devant lui, il l’aurait fait. Sa poitrine se leva et s’abaissa au rythme endiablé de sa respiration saccadée. Il paniquait. Il sentit la chaleur envahir son corps, et sa tête tournait, prête à se détacher de son cou. « Reprends-toi, Adam », s’encouragea-t-il à nouveau.

Adam tourna les talons pour se rendre dans la salle de bain. Il s’approcha de l’évier, actionna le robinet et se rafraîchit le visage. « Je ne vais pas y arriver », se désespéra-t-il. Il leva la tête et se vit  dans le miroir. Son propre reflet le terrifiait presque. D’une pâleur extrême, avec  un air exténué et des cernes marqués… Il se dégoûtait. Rien de nouveau sous le faible soleil. Il se frotta le visage, espérant peut-être en changer la forme, qu’il changerait de personnalité, de vie… Nouvelle tentative de modeler sa vie. Adam inspira un grand coup et sortit de la salle de bain.

Adam fit de nouveau face à son buffet, véritable cauchemar posé sur un plat d’argent. « Je ne vais pas y arriver ». Il lutta un bon moment contre lui-même, contre ses doutes, ses envies et ses peines… Et, quand il réalisa qu’il avait perdu le combat avant même de l’avoir commencé, Adam se dit « Au point où j’en suis » avant de se jeter sur la nourriture.

La faim de sentiment l’emporta sur tout le reste, il ne prit même pas la peine de sortir des couverts. Adam ouvrit une première boîte et mangea de ses mains. Manger, si tant est qu’on puisse encore appeler cela ainsi. Non, ce n’était pas manger. Adam se goinfrait, se gava. Il avalait tout ce qui lui passait entre les mains. Il dévorait sans fin. Non, il se gavait, se gavait jusqu’à l’épuisement. Il ne respirait pas à toutes les bouchées, tant le besoin de se combler était énorme. Respirer lui ferait perdre du temps, il devait se nourrir, combler ce vide dans son cœur. Adam ouvrit plusieurs autres boîtes qu’il disposa devant lui. « C’est tout ce dont je rêvais », pensa-t-il.

Adam « mangea » un petit peu par-ci, un petit peu par là. Il mélangeait tout et n’importe quoi, tant que cela le remplissait. Il n’en prêtait pas vraiment attention. Ça lui « convenait » à cet instant précis. C’était ce qu’il se disait. Il se gavait comme une oie et se dégoûtait de se comparer à cet animal. Outre la cause animale, il avait maintenant une raison de ne plus jamais consommer de foie gras. L’auto-cannibalisme, c’était très peu pour lui. Ça le dégoûtait de se comparer à une oie, il savait pourtant que la comparaison était plus que précise.

Adam redescendit brutalement sur terre en sentant ses joues s’humidifier. Il réalisa ce qu’il venait de faire. Mais ne s’arrêta pas. Il ne pouvait pas s’arrêter, il n’y arrivait tout simplement pas. Il devait manger, même s’il n’en ressentait plus l’envie. La crise était là, bien installée, inarrêtable, destructrice. La crise finirait bien par s’arrêter, un jour, c’est sûr. Quand il ne pourrait plus avaler, plus rien manger. Elle s’arrêterait quand il sentirait la nausée s’installer dans sa gorge. Quand son corps, saturé, finirait par tout rejeter pour se libérer. Qu’il en vomirait par la même occasion le peu d’émotions qui lui restait. Lorsqu’il ne pourrait définitivement plus rien avaler sans risque de tout recracher.

Mort Ce SoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant