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Adam Rosier reçut un message provenant de Tao Gauthier. Le sortant de sa rêverie, de ses souvenirs, de ses pensées, le message indiquait : « Tu veux boire un verre ? ». Il devait être seize heures et Adam commençait son service deux heures plus tard. Il lui répondit sans attendre : « Je ne peux pas, je bosse ce soir ». La réponse de Tao lui parvint instantanément, ils ne feraient pas tard, Tao lui promit. Adam serait frais et pimpant pour son service, garanti par Gauthier lui-même. Et Adam hésita. Il devait reconnaître que, ces derniers temps, il avait un peu ignoré l'existence de Tao. Ce n'était pas intentionnel, Adam avait pris du temps pour lui. Il en avait eu besoin. Revoir Tao après tout ce temps lui semblait angoissant. « Et si Tao m'en voulait? » se préoccupait-il.

Adam n'hésita pas très longtemps. Il savait ce qu'il devait faire. Et là, il devait rejoindre son meilleur ami. Oui, ça lui ferait du bien, il en était sûr. Il se rendit à leur bar habituel, entra et vit directement Tao et deux de ses amis, informaticiens. Tao avait fini par les apprécier avec le temps. Après énormément de temps, mais il avait fini par les apprécier. Petit pas pour l'homme et grand pas pour les informaticiens. Ils n'étaient pas si coincés que ça. Finalement. Alors qu'il rejoignait leur table, Adam se fit acclamer par Tao qui se leva et le prit dans ses bras. Lorsqu'Adam s'assit, les amis de Tao, Erwan et Jules, proposèrent des boissons à Adam qu'il déclina.

— Je suis fier de toi mon Adam, tu es responsable ! s'exclama Tao en lui tapotant le dos.

Adam, pour une raison inconnue, se sentit rapidement mal à l'aise parmi les trois amis, comme s'il n'avait pas sa place dans ce groupe, comme s'il était de trop. Il ne sut identifier ce sentiment, le frustrant de plus en plus. Pourquoi se sentait-il comme cela alors qu'il connaissait ces personnes ? Alors qu'il avait grandi avec Tao ? Pourquoi se sentait-il étranger à ce qu'il connaissait ? Il commença à ressentir un poids dans sa poitrine. Quelque chose qui lui avait pris le cœur sans crier gare et qui le serrait de toutes ses forces. Il porta la main à son cœur, geste inconscient qui ne lui apporterait rien, qui ne le soulagerait pas.

Erwan commanda des amuse-bouche. Adam tremblait. « Pas de nourriture, je vous en supplie » pensa-t-il, son cœur serré dans sa poitrine. Non, ce n'était pas du tout le moment de ramener de la nourriture. Pas quand il ne se sentait pas à l'aise. Depuis Noël, il se sentait plus faible, plus fragile. Il avait l'impression d'avoir un éléphant dans la boutique de porcelaine qui lui servait de tête. Tout ne tenait qu'à un fil. Adam savait qu'un rien ne le ferait rechuter pour de bon. Et il la sentait revenir, cette rechute. Elle pointait le bout de son nez, lui envoyait des lettres de menaces. La rechute, c'était l'huissier des sentiments qui lui rappelait le solde impayé de sa douleur. La rechute le terrifiant, l'effrayait. Adam se détestait. Cela faisait des mois qu'il n'avait plus eu de crise. Désormais, dès qu'il voyait de la nourriture, il ne pensait qu'à se combler. Il se détestait, car il se rendait compte qu'une seule soirée avec son oncle l'avait fragilisé pour les prochains mois à venir. Tous ses putains d'efforts étaient partis en fumée.

Le serveur apporta les amuse-bouche, grand plat dans lequel Adam aurait aimé se jeter pour noyer sa peine. La crise arrivait. Il la sentait, elle allait le submerger, l'emplir, l'étreindre, le surplomber, l'ensevelir. Il allait craquer, tout avaler. Mais il ne pouvait pas, pas maintenant, surtout pas maintenant. Pas devant eux. Ni devant quiconque. Devant personne. Pas devant Tao, qui le pensait guéri. Pas même devant lui-même. Il allait craquer, son cœur battait la chamade. Il allait craquer, tout manger et se dégoûter. Il allait craquer et regretter. Il allait craquer et pleurer. Il allait craquer et se haïr. Il allait craquer...

Adam mangea. Ce n'était qu'une petite cacahuète, mais, celle-ci, posée sur sa langue, le fit frémir. Elle l'envoya au paradis, voyage express dans les étoiles. Adam sentit des étincelles au fond de l'estomac et au fond du cœur. Bon Dieu, qu'il allait regretter ce geste. Il prit une nouvelle cacahuète pendant que Jules parlait du programme qu'il développait et la posa sous sa langue. Là, il en aspira toutes les saveurs. Et Adam mangea, encore et encore. Discrètement et avidement. Il devait se remplir. Adam mangea sans sentir grand-chose. Le petit feu d'artifice s'était éteint. Et il était là, un peu comme avant d'avoir dégusté, le dégoût de lui-même en plus. Tao le ramena à la réalité d'une main sur l'épaule. Adam avait mangé toute l'assiette. Et il devait se rendre au travail. « Bon Dieu, ça va être compliqué » se disait-il sur le chemin.

Il allait galérer à garder son calme, à ne pas paniquer. Oh, il allait lutter pour tout retenir en lui, à ne rien recracher. Il se sentait trop lourd, incapable d'avancer. Il espérait garder son sang-froid, ne pas repenser à ce qu'il venait de faire. La boule qu'il avait au ventre ne cessait de grandir, de plus en plus. Presque à l'envelopper tout entier, à prendre possession de lui, presque à le recouvrir entièrement. À l'étouffer, le laisser comme ça dans la rue. Presque mort. Un petit peu comme après une bagarre qui aurait mal tourné et où l'agresseur se serait enfui lâchement. Adam Rosier, vingt-six ans, laissé pour mort à coup de sentiments.

Il arriva sur son lieu de travail avec vingt minutes d'avance, rien d'inhabituel. Le patron, Guillaume, était déjà présent et vérifiait les réservations sur son calepin lila.

— Ça va, fiston ? La forme ? demanda-t-il en voyant son chef passer devant lui.

Adam partit rapidement aux toilettes du personnel sans prêter attention à Guillaume. Le quinquagénaire s'interrogea sur son état.

Adam s'en voulait terriblement d'avoir craqué. Il s'en voulait. Dieu sait à quel point il aurait tout donné pour revenir en arrière. Pour ne rien manger à cet instant-là. Tout donner pour effacer ce qu'il avait mangé, la courte satisfaction qu'il avait ressentie. Il referma la porte des toilettes derrière lui. Il se sentait mal, physiquement et mentalement. Sa bouche commença à saliver alors qu'il faisait les cent pas. Il allait vomir. Il se retint, levant la tête vers le ciel. Peut-être se sentirait-il mieux en faisant cela ? Mais non, sa bouche salivait de plus en plus, il allait vomir. Il s'avança près des toilettes quand il sentit un haut-le-coeur. Il se pencha au-dessus des toilettes, se ravisa et recula. Il se dégoûtait d'avoir mangé autant. Il ne pouvait pas se laisser vomir, ce serait la goutte de trop. Le dernier signe que la rechute avait débuté. La douleur était trop forte. Il pensa à se soulager lui-même de ses peines. Il voulut se sentir plus léger et vomir ses regrets. Il se pencha à nouveau, enfonça deux doigts au fond de sa gorge. Il gémit de dégoût. Enfonça ses doigts à nouveau, les retira subitement quand il entendit quelqu'un frapper à sa porte. Il entendit un distant et étouffé « ça va fils? ».

— Euh... Ou...Ouais, répondit Adam alors qu'il gémissait encore de douleur.

— Tu es sûr ? Tu n'as pas l'air bien, fiston.

Adam se rendit compte. Si Guillaume n'avait pas été si inquiet pour lui, il se serait fait vomir. Il se releva, mais la machine avait été lancée. Adam vomit. Après plusieurs minutes pendant lesquelles il sentit tout son corps se comprimer de l'intérieur, il se redressa. Il s'avança jusqu'à l'évier, se lava les mains, puis passa un peu d'eau sur son visage. Il prit quelques secondes pour regarder le reflet que lui renvoyait le miroir face à lui. Ses cernes se faisaient de plus présentes que les sourires, et sa peau était terne. Il marcha jusqu'à la porte, reprenant doucement sa respiration. Il posa délicatement sa main sur la poignée et inspira, expira, inspira à nouveau, expira encore, inspira plus fort, expira à fond.

Quand il ouvrit la porte, Guillaume l'attendait assis sur le sol. Le regard qu'il jetait à Adam exprimait toute l'inquiétude qu'il éprouvait pour ce garçon. Oui, Guillaume tenait énormément à lui. Au fond de lui, Guillaume espérait qu'Adam le sache.

— Je t'ai entendu vomir. Tu devrais rentrer chez toi te reposer, murmura Guillaume.

— Je peux pas. On est complet ce soir, je ne peux pas vous laisser tomber.

— Ce n'est pas grave, rentre.

— Mais je suis ton cuisinier, je ne vais pas rentr...

—Je n'en ai rien à carrer. Tu as besoin de te reposer. Tu ne feras pas du bon travail dans ces conditions, Adam. On ne va pas risque que tu te blesses ou que tu vomisses dans les plats.

— Dégueu.

— Je préfère que tu rentres, que tu te reposes quelques jours. Reviens seulement quand ça ira mieux.

La chose qu'Adam aurait aimé lui dire, et qu'il n'osait pas dire à voix haute, était qu'il ne serait pas mieux en quelques jours. Il y avait trop de dégâts. Adam ne répondit rien, il tapota l'épaule de Guillaume et repartit chez lui.

Guillaume, lui, regarda son cuisinier marcher de travers. Il avait peur pour Adam, pour son état, physique et mental. Peur pour ce qu'il cachait réellement derrière sa carapace. Cette inquiétude n'était pas celle d'un patron, mais celle d'un père pour son enfant. Il le voyait comme un fils.

Mort Ce SoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant