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À la fin de son service au « Clémence », Adam remarqua qu'il avait enfin neigé et que ce mois ressemblait enfin à un mois de décembre. Il n'avait pas beaucoup neigé, il se trouvait à Nice, mais la vue lui plut. Il devait être aux alentours de vingt-trois heures lorsque Adam eut fini de saluer ses derniers collègues. Il devait être vingt-trois heures. Ou peut-être vingt-trois heures dix. Ou quinze. Ou même vingt-trois heures vingt. Il n'en savait rien du tout. Adam était figé dans le temps. Il n'en savait plus rien.

Un lampadaire sur deux était allumé et les seules personnes qui arpentaient encore les rues à cette heure-là furent les derniers propriétaires de chiens. Parfois, Adam croisait un couple ou deux, profitant du paysage enneigé pour une dernière promenade nocturne. Il les saluait à chaque fois, sourire aux lèvres. C'était l'effet que lui faisait l'amour. Adam aimait l'amour. Il aimait aimer. Il trouvait cela pur, beau, innocent. Magnifique. C'était un amoureux du sentiment amoureux. Il adorait davantage l'amour lorsqu'il était partagé. Il pourrait en parler pendant des heures. De l'amour. Et de Lila aussi. Son amour. Il pourrait en parler durant des heures, surtout de Lila. Et avec Lila.

Il avança, encore et encore, les mains dans les poches. Sur son chemin se trouvait le pont des Anges ; il s'arrêta. Et puisque personne ne l'attendait, il s'appuya sur la barrière pour fumer une cigarette. Il utilisa son briquet de secours, celui qu'il gardait dans son sac et dont il avait complètement oublié l'existence lors de sa pause. Il avait une main dans la poche, l'autre tenant sa clope entre son index et son majeur. Seuls un lampadaire clignotant et le bout de sa cigarette illuminaient son visage mate. Il fuma sa cigarette. Ou plutôt, il attendit que celle-ci ne lui brûle les lèvres. Il n'était plus à ça près. La douleur physique ne lui aurait rien fait tant que la douleur mentale prenait trop de place en lui. Peut-être, se disait-il, que la douleur physique serait si forte qu'elle le ramènerait à la réalité. Peut-être allait-elle lui faire prendre conscience de sa propre réalité, de sa propre existence. Arrivé au filtre, il vérifia que personne ne le voyait et jeta son mégot dans l'eau.

Ses yeux étaient secs et lui piquaient. Il avait cette envie persistante d'évacuer ses larmes et, pourtant, celles-ci ne voulaient pas s'échapper. Ses yeux lui piquaient. Presque tout le temps. Il ne se passait pas un seul jour sans qu'il ait envie de pleurer. Sans qu'il ait envie d'oublier. De se laisser aller à l'expression des sentiments. De physiquement parler. D'enfin dire : « Je n'en peux plus, j'ai besoin d'aide ». Il ressortit une nouvelle clope qu'il prit entre ses doigts et qu'il regarda brûler. Il se frotta le visage de son autre main. Et si je la laissais me brûler ? se disait-il. De toute façon, ce n'était pas une simple brûlure de cigarette qui le ferait renaître de ses cendres. Une fois finie, Adam dégagea la neige de la barrière de sa main libre et y écrasa sa cigarette. Il en laissa une trace charbonneuse, formant presque un trou noir où Adam aurait aimé se jeter, se perdre.

Il inspira, expira, inspira de nouveau et expira une nouvelle fois. Passant les doigts sur ses lèvres charnues, il regarda la lueur de la lune se projeter sur l'eau en dessous de lui. Il s'alluma une troisième cigarette, en aspira d'abord la fumée, puis la garda un peu dans la bouche. Peut-être trop longtemps, car il s'étouffa. Encore. Qu'elle me fasse arrêter de respirer. Les dernières personnes encore dehors passaient derrière lui. Elles semblaient avoir encore tellement de choses à faire. Comme une impression de vie si chargée que ces personnes ne s'arrêtaient plus. Comme si chaque seconde était programmée en avance. Ça doit être sympa d'avoir une vie remplie. Il semblait fonctionner au ralenti tandis que les derniers promeneurs étaient plus rapides que la lumière. Adam finit sa cigarette et l'écrasa juste à côté de la première. Un deuxième trou noir s'était formé sur le muret. Une envie en plus de se jeter dedans. De se perdre. De ne jamais se retrouver. De ne jamais émerger. De s'y noyer. D'essayer de s'en échapper, mais glisser et retomber. De ne jamais s'en relever. D'espérer y arriver pour finir par y sombrer.

Il sortit ses écouteurs de sa poche et passa plus de temps à chercher une bonne musique qu'à l'écouter. Il en sélectionna une au hasard, peu convaincu de son choix. Il attendit que la musique démarre pour s'allumer une quatrième cigarette. Le jeune homme sentit qu'il n'avait plus la force de fumer. Trop fatigué de sa journée et de ses émotions qui prenaient toujours l'avantage sur lui. Il jeta la cigarette dans l'eau. Il aurait aimé s'y jeter aussi. Il aurait aimé s'y jeter et ne jamais émerger. Se perdre à jamais. Il avait déjà l'impression d'y être, constamment noyé dans son chagrin. La vraie noyade se faisait tentatrice.

Adam fit le chemin inverse. Il devait être minuit. Non, presque une heure. Ou peut-être deux ? Il n'avait plus la notion du temps depuis longtemps. Il vivait seul, la seule personne qui aurait pu l'attendre était Armande, sa voisine de palier. Personne ne l'attendait de toute façon, il n'était pas pressé. En réalité, il s'en foutait. Il n'en avait rien à faire que quelqu'un ne l'attende. Il marcha, les écouteurs dans les oreilles. Les musiques s'enchaînaient dans ces dernières sans qu'il n'en porte plus d'attention. Finalement, plus rien n'avait d'importance à ses yeux. Les musiques défilaient sans qu'il ne s'en rende vraiment compte. Elles comblaient uniquement l'immense silence qui le rongeait. Ce vide intersidéral qui le noyait. Il se sentait faible, quasiment hors de ce monde. Il le sentait, le chagrin était trop grand pour être ignoré. Mais quel chagrin ? Il n'avait pas de raison de se sentir triste. Il avait un job qu'il adorait, avec un patron qu'il considérait comme un père, des amis toujours là pour lui, une copine qu'il aimait plus que lui-même... Adam avait tout pour être heureux, et pourtant, l'envie de tout laisser en plan se faisait ressentir. Il se sentait ingrat. Tout allait alors, pourquoi lui pas ? Pourquoi être mal lorsque tout allait si bien ? Pourquoi ? C'était la seule question à laquelle il attachait de l'importance. Seule question à laquelle il n'aurait peut-être jamais de réponse.

Adam avança et, malgré l'hiver, il avait l'impression de voir des fleurs encore très belles devant lui. Il avait cette étrange sensation de les voir faner instantanément lorsqu'il passait devant elles. Il le sentait, il portait la mort là où il allait. Peut-être pas la mort en elle-même, mais quelque chose qui s'y rapproche. Quelque chose de triste et nostalgique et mélancolique et mauvais. Il en était convaincu. Il ne pouvait pas apporter quelque chose de bon dans ce monde. Comme si sa tristesse et son chagrin étaient trop grands pour une seule personne. Adam le renvoyait comme une rafale trop forte qui emporterait tout sur son passage. Trop négative. Bien sûr, ce n'était qu'une impression. Il n'y avait plus vraiment de fleurs à cette période de l'année. Adam avait le sentiment de détruire le monde, de l'obscurcir. De lui retirer sa beauté, sa chaleur, ses couleurs. De lui retirer son énergie. De lui retirer la vie. De la lui donner et de lui arracher. De lui donner la mort.

Mort Ce SoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant