𝐏𝐫𝐨𝐥𝐨𝐠𝐮𝐞

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𝓛é𝓪𝓱.

Aujourd'hui est un grand jour.

L'immensité du parc de Cypressat s'étale devant moi ; un océan de verdure bercé par le vent. Les arbres, dans leur valse frénétique, chantent une mélodie que seuls mes oreilles peuvent entendre. Du moins, j'aime à le penser. Les nuages, lourds et menaçants, se confondent au paysage, créant une atmosphère à la fois paisible et inquiétante. Chaque matin, ce tableau changeant me rappelle la beauté brute de la nature et m'offre un répit bien mérité loin du tumulte de Bordeaux. 

Fin prête à filer, je vais pour ranger ma tasse de café restée sur la table de mon ridicule – mais indispensable – petit balcon cenonnais, quand tout part en vrille. Je renverse ce fond d'arabica bien serré sur mes escarpins blancs en simili daim. Ô malheur, ô désespoir ! J'abandonne mon sac à main sur l'une des chaises en aluminium et cours jusqu'au placard de l'entrée pour me trouver une autre paire de pompes. Blanches, évidemment, parce qu'Isabella, ma grande sœur, aime ne rien faire comme tout le monde. L'une des seules consignes écrites en lettres capitales sur les cartons d'invitations, à prendre en compte impérativement pour le jour J : « je vous veux  tous en blanc ! ». L'autre étant d'arriver à l'heure.

C'est franchement mal parti.

Mais rien n'est encore perdu.

Au fond de l'armoire, je trouve des tennis immaculées flambant neuves. Pas très glamour, mais au moins, le code couleur est respecté. Retour sur le balcon pour récupérer mon sac en tissu satiné qui a basculé sur l'assise de la chaise. Des doigts habiles qui ramassent les quelques babioles éparpillées sur le sol et un bon exercice de respiration plus tard, je suis à nouveau sur le départ... avec déjà six minutes de retard.

Là encore, rien n'est perdu.

Téléphone en main, je procède à une ultime vérification avant de me lancer. Ô malheur, ô désespoir ! Mes clés de voiture ont disparu. Certaine de les avoir glissées dans la poche intérieure de mon Georgia Rose, il ne me faut pas plus de trois secondes pour percuter : en tombant de mon sac, elles ont atterri sur la petite terrasse du dessous, chez mon voisin. Absent pour le weekend.

Allez, Léah, de la ressource !

Dans mon optimisme naïf – et sans doute par habitude –, je ne lâche rien. Pas de taxi disponible avant une bonne demi-heure ? Tant pis !

Il ne me reste plus qu'à courir.

Et c'est ce que je fais. Je galope pour rejoindre l'arrêt de tramway. Vite. Fort. À en perdre haleine. Je me souviens alors pourquoi ces foutues godasses trop étroites étaient flanquées au fond de l'armoire. À mi-chemin, je dis bonjour à deux nouvelles copines : des ampoules, aussi grosses que douloureuses, qui me rappelleront sûrement leur existence jusqu'à ce que je daigne cesser la torture infligée sans pitié à mes pauvres pieds.

Malgré tout, je cours, parce qu'il le faut. Je cours, parce que je refuse de laisser ce début de journée chaotique me mettre genou à terre. Je cours, parce que même ce ciel, aux allures de fin du monde, grondant comme s'il s'apprêtait à me tomber sur la tête, n'aura pas raison de ma volonté. Je cours, parce qu'il pleut des cordes et que je veux sauver tout ce qui peut l'être encore. Je m'accroche. J'y suis presque.

Un dernier effort, tout n'est pas perdu.

J'aperçois l'abri du tram où des dizaines de personnes se sont réfugiées. J'en suis tellement soulagée que je vois trop tard cette berline bleu métallisé foncer droit sur moi. Je me fige au milieu de la chaussée détrempée ; la voiture m'évite de justesse. Tout se passe trop vite. Je n'ai pas le temps – ni la force – de réagir. Je réalise soudain que ma combinaison immaculée dégouline de l'eau crasseuse que le véhicule vient d'asperger partout sur moi sans le vouloir. Me prendre le pare-chocs de plein fouet aurait sans doute été préférable : la seule excuse imparable pour expliquer à ma sœur pourquoi son témoin ne pourra pas arriver à temps à son mariage.

Immobile, le regard dans le vague, je laisse la pluie souiller mes cheveux sombres et ruisselants, avant de s'abattre sur mon visage pour ravager ce qu'il reste de maquillage. Elle me servira au moins à cacher les larmes de désespoir que je ne saurai bientôt plus retenir. Trop, c'est trop. Le vase déborde déjà de plusieurs gouttes d'eau. La coupe est pleine. Les carottes sont cuites. Mon destin – celui de décevoir tous les gens que j'aime – semble à jamais scellé.

— Mademoiselle, vous avez besoin d'un coup de main ?

J'entends à peine l'écho de cette voix grave qui sonne dans mon dos. Ma tête tourne et la nausée acide remonte du fond de ma gorge. Je suis anéantie. Résignée.

À ce stade, ce n'est plus d'un coup de main dont j'ai besoin, mais d'un miracle.

Summer RainOù les histoires vivent. Découvrez maintenant