𝓑𝓪𝓼𝓲𝓵𝓮.
— Tu as fait quoi ?
Ma petite sœur laisse traîner un long moment de silence dans le combiné, réalisant probablement que je ne partage pas son enthousiasme. Pas du tout.
— Écoute, si t'étais pas parti comme un voleur, hier, t'aurais pu participer à la conversation. Maintenant c'est trop tard. Donc ce soir, on va dîner avec Jonathan et Léah.
— Tu veux jouer les entremetteuses, c'est ton problème, mais ne me mêle pas à ça.
— Je me suis dit que ça la rassurerait d'être avec quelqu'un qu'elle connaît. Et puis, ce sera moins formel si tu viens. Mais t'inquiète, ajoute-t-elle pour me convaincre, j'ai aussi invité Andrea !
Merveilleux !
Une vague de panique me submerge. Plus habitué à ce genre d'émotions soudaines, j'ai du mal à la réprimer. La situation m'échappe, j'ai l'impression de marcher en équilibre sur un fil alors que je suis très loin d'avoir l'âme d'un funambule. J'aime la stabilité, l'ordre, la constance. Pas les imprévus ni les surprises – qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Mais Oriane s'est mise en tête de m'inviter à un repas, auquel les deux seules personnes que j'essaie d'éviter à tout prix sont également conviées. Je me sens comme pris au piège, impossible de m'y soustraire sans lui faire part de ce combat ardent qui me bouffe de l'intérieur.
C'est un cauchemar !
— Je ne connais pas cette fille, je n'ai fait que lui rendre service, argumenté-je en espérant qu'elle lâche l'affaire. Et c'est pas la joie avec Andrea, en ce moment.
— Arrête, t'as rencontré toute sa famille ! Et justement, c'est l'occasion d'apaiser les tensions avec ton chéri. Allez... ça fait combien de temps qu'on a passé un moment ensemble ?
La garce ! Voilà qu'elle cherche à me faire culpabiliser. C'est vrai que je n'étais pas très disponible ces derniers temps, à cause de la préparation intensive de mes élèves pour les prochaines compétitions, et elle n'a même pas honte de s'en servir à son avantage.
— J'en sais rien, Ori...
— Bon, ben fais comme tu veux ! s'agace-t-elle. Andrea m'a déjà dit qu'il était OK, donc à toi de voir. Et si c'est pour tirer la gueule toute la soirée, pas la peine de te déplacer !
Sur ses mots emplis de douceur et de compassion, elle me raccroche au nez. Oriane n'a pas l'habitude de se voir refuser quelque chose, sans doute parce qu'elle réussit aisément tout ce qu'elle entreprend, et ce, depuis son plus jeune âge. Mais tout comme elle, j'ai moi aussi mes habitudes : je déteste qu'on prenne des décisions à ma place !
Je râle en balançant mon téléphone dans mon sac de sport, puis attrape ma raquette afin d'aller jouer quelques balles en attendant mon élève. J'ai cruellement besoin de me défouler, là, tout de suite.
***
— Mais qu'est-ce que tu fous, Ben ? Si tu sais plus comment courir, va plutôt t'inscrire au ping-pong !
L'ado me jette en regard noir et frotte ses mains sur son short avant de se remettre en position. J'engage le service, un peu plus fort qu'à l'accoutumée. Il me la renvoie enfin, après trois tentatives échouées, laissant expirer bruyamment la puissance du coup qu'il vient de recevoir. J'attaque son point faible : le revers. Il perd en intensité à mesure de l'échange, sans arriver à me déstabiliser. Ces pas sont de plus en plus lourds ; je ressens à peine la tension dans mes muscles. En bon marionnettiste, je le fais galoper de gauche à droite, puis monter au filet. Il tente une volée, la balle rebondit sur le nylon mais atterrit dans le couloir. Il perd le point, encore.
— Merde ! râle-t-il en tirant sur sa tignasse brune.
— On reprend. Fais attention à tes appuis, tu te fatigues beaucoup trop. Et reviens au centre plus rapidement, tu dois mieux anticiper la trajectoire de la balle.
Il acquiesce, la mine déterminée. J'entraîne Benjamin depuis deux ans. Je suis dur avec lui, sans doute plus qu'avec les autres, mais je crois en son potentiel. S'il ne perd pas de sa motivation, il ira loin, j'en suis certain.
Il prend le service. L'échange se fait plus long, intense. Je me rappelle comme il est grisant de se voir repousser ses propres limites, toujours plus loin. Il applique mes consignes, malgré quelques erreurs que je ne manque pas de lui faire remarquer. Le môme arrive tout de même à me surprendre avec un slide que je n'avais pas vu venir ; je me précipite au centre et récupère la balle de justesse avant qu'elle ne touche le sol. Le rebond est tellement faible que je crains qu'elle n'atteigne jamais l'autre côté, mais c'est pourtant ce qui se produit. Benjamin ne s'y attendait pas non plus et tarde beaucoup trop à monter au filet. Ses mouvements sont maladroits, ses chevilles ne tiennent plus l'équilibre et il s'étale sur le cours.
— Bon sang ! Tu vas bien ? m'inquiété-je sincèrement en le rejoignant à la hâte.
— Ouais, ça va.
— Tu étais encore à la bourre. Ce genre d'erreurs peut t'être fatal.
— Vous ne me ménagez pas, m'sieur, me lance-t-il d'un air entendu.
— Ton adversaire ne le fera pas non plus. On fait une pause.
Essoufflé mais pas calmé, je rejoins les toilettes pour m'asperger le visage d'eau froide. J'ai eu très peur que la blessure du môme soit plus grave, je commence à croire que je lui en demande un peu trop. Le tournoi est dans deux semaines et je crains qu'il ne soit pas au niveau des autres compétiteurs. Je refuse de l'envoyer dans cette fosse aux lions et de le regarder se faire bouffer tout cru. Dans ce milieu, le mental est aussi important que la condition physique ; je ne peux pas prendre le risque de voir son moral s'effondrer si je ne suis pas certain qu'il est capable de se dépasser.
Mais il n'y a pas que cela.
Ma tête part dans tous les sens depuis le coup de fil d'Oriane. Depuis le message que j'ai envoyé à Léah, même. Une aubaine qu'elle n'ait pas lu le ramassis de conneries que je lui ai écrit. J'ai commencé un jeu dangereux, mais la providence m'a bien fait comprendre que je faisais fausse route. Je dois me rendre à l'évidence : ce soir, elle saura tout. Absolument tout. Et quoi que je décide, cela n'y changera rien. Le pire, c'est que je n'arrive pas à comprendre ce qui me chiffonne autant, ni à savoir pourquoi je n'ai pas été honnête dès le départ ; pourquoi je l'ai laissé croire qu'Andrea était une femme. J'ai bien essayé de me persuader que je ne voulais simplement pas m'étendre sur le sujet avec une inconnue, je sens qu'il y a autre chose. Un truc que j'ai du mal à expliquer. L'appréhension de voir disparaître ce regard mordant qu'elle pose sur moi à chaque occasion, peut-être. La crainte de ne plus apercevoir ce léger voile rougeâtre qui recouvre ses joues lorsque j'utilise son adorable petit surnom ; sans doute. L'angoisse de ne plus jamais la revoir, comme si ce maigre espoir de séduction était le seul lien qui pouvait nous unir. Ou pire encore, de laisser place à une amitié qui tire déjà un peu trop sur la corde d'un désir insoupçonné.
Quelle merde !
Mon portable vibre, je me presse d'ouvrir le message. Mon pouls s'emballe. Je sais qu'elle n'a plus de portable, mais la perspective de voir son prénom s'afficher m'enveloppe d'une douce euphorie. Je déchante aussitôt lorsque j'ouvre le texto de celui envers qui j'entretiens une rancune tenace.
[ J'espère te voir ce soir. Tu me manques... ]
Je ne lui réponds pas. Je tente de faire taire ces voix qui gueulent dans ma tête des inepties que je ne suis pas prêt à entendre, toutes en rapport avec un petit biscuit craquant. Et qu'à l'instar d'un mec au régime, je pourrais me contenter de respirer son odeur addictive et de l'observer, de loin, sans jamais y toucher.
Sans jamais y goûter.
J'ouvre une autre conversation après avoir sélectionné Oriane dans ma liste de contacts, et pianote de mes doigts fébriles :
[Où et à quelle heure ce soir ?]
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Summer Rain
Romance𝐈𝐥 𝐧'𝐢𝐦𝐚𝐠𝐢𝐧𝐚𝐢𝐭 𝐩𝐚𝐬 𝐥𝐞 𝐜𝐡𝐚𝐨𝐬 𝐪𝐮𝐞 𝐩𝐫𝐨𝐯𝐨𝐪𝐮𝐞𝐫𝐚𝐢𝐭 𝐬𝐨𝐧 𝐜𝐨𝐦𝐢𝐧𝐠 𝐨𝐮𝐭. 𝐄𝐧𝐜𝐨𝐫𝐞 𝐦𝐨𝐢𝐧𝐬 𝐪𝐮'𝐮𝐧𝐞 𝐟𝐞𝐦𝐦𝐞 𝐫𝐞𝐦𝐞𝐭𝐭𝐫𝐚𝐢𝐭 𝐭𝐨𝐮𝐭 𝐞𝐧 𝐪𝐮𝐞𝐬𝐭𝐢𝐨𝐧. La malchance chronique de Léah n'a jama...