13 I Le jour où

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Quand je pense à mon mari, je pense toujours à son crâne. À la forme, pour commencer, puis à ses boucles brunes adorables. Il avait ce que les Victoriens auraient appelé une tête bien faite. Et ce qu'il y a dedans... Je pense à ça aussi : à son esprit. Son cerveau, toutes les pensées qui y circulent tels des mille-pattes impétueux.

Comme un enfant, je m'imagine en train d'ouvrir son crâne, de dérouler son cerveau et de le passer au crible. À quoi tu penses, Gabriel ? La question que j'ai posée le plus souvent pendant notre mariage, même si ce n'était pas à haute voix. Je suppose que ces questions jettent une ombre funeste sur tous les mariages, n'est-ce pas ? À quoi penses-tu ? Comment te sens-tu ? Qui es-tu ? Que nous sommes-nous fait l'un à l'autre ? Qu'allons-nous faire ?

Mes yeux se sont ouverts d'un coup, à 5 heures du matin, tout pile. Il n'y a pas eu de battement de cils futile ni de bâillement intempestif. Le réveil a été mécanique. Mes paupières se sont ouvertes dans un déclic, comme celles d'une marionnette ; le monde était tout noir et soudain : que le spectacle commence !

À ce moment précis, le soleil est apparu au-dessus de la cime des chênes, révélant sa plénitude estivale. Je suis resté vautré dans le lit de notre maison de vacances. C'était une demeure au bord de la Manche à Saint-Malo, le type de maison de nouveau riche, le genre de maison dont je rêvais gamin, depuis mon pavillon miteux. Une maison neuve, d'une majesté sans originalité, que mon mari allait détester - et qu'il détesta. "Est-ce que je dois laisser mon âme dehors avant d'entrer ?" fut sa première réflexion il y a 5 ans de cela.

Pour Gabriel, c'était un caprice de ma part, une punition, ma façon vicieuse et égoïste de remuer le couteau dans la plaie. Je le traînais, tel le plus mauvais des maris, dans un patelin qu'il s'était employé à éviter, et je le faisais vivre ses seules vacances de l'année dans le genre de maison dont il s'était toujours moqué. J'imagine qu'on ne peut pas parler de compromis, si seul l'un des deux le tient pour tel, mais c'était à ça que nos compromis avaient tendance à ressembler. L'un de nous deux était toujours triste. Gabriel, en général.

Puis un jour, le téléphone a sonné. C'était la sœur de Gabriel - une gamine odieuse et arrogante, qui protège son frère avec la ferveur d'un chien de garde aux longs cheveux bruns. Iris avait une voix sèche, presque tranchante - comme toujours - mais j'aurais pensé que ce jour serait différent. Pourtant, c'est avec ce ton glaçant qu'elle annonça la nouvelle : leur cher père était en train de mourir. Un cancer foudroyant, 1 mois, 2 mois tout au plus, c'est le temps qui lui restait à vivre. J'aurais dû être triste - au moins pour mon mari, mais ses larmes ne me touchaient pas, j'avais plus envie de le secouer qu'autre chose pour que ça s'arrête.

Avant d'être photographe, j'étais journaliste. J'écrivais sur le cinéma et les livres. À l'époque où les gens lisaient des choses sur papier, à l'époque où quelqu'un se souciait encore de ce que je pensais. J'étais arrivé à Paris à la fin des années 90, quand la Belle Époque rendait son dernier souffle, même si personne ne le savait encore.

Paris était plein d'écrivains, de véritables écrivains, parce qu'il y avait des magazines, des livres, de véritables livres. C'était l'époque où Internet était encore un animal exotique - on peut lui jeter quelques croquettes, le regarder s'agiter au bout de sa laisse, c'est mignon, et il ne va pas nous bouffer pendant la nuit. Une époque où les jeunes diplômés pouvaient venir à Paris et se faire payer pour écrire. Nous ne nous doutions pas que nous nous lancions dans un métier qui allait disparaître.

J'ai eu un boulot pendant quinze ans, puis je n'ai plus eu de boulot, ça a été aussi rapide que cela. Pour les écrivains de mon genre : des aspirants romanciers, des penseurs ruminants, des gens dont le cerveau n'était pas assez rapide pour jongler avec les blogs, les liens, les tweets, ou, pour le dire vite, des vieux élitistes têtus - notre époque était révolue.

REQUIEM- Attal & BardellaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant