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Vendredi 10 avril. Je m'appelle Ylhan Mahe, j'ai vingt-quatre ans.

—Tu es sûr que tu vas bien Ylhan ? Je te trouve bizarre en ce moment...

La voix de James vient me tirer de mes pensées, éclatant aisément ma petite bulle confortable et je décroche mon regard du paysage pour lui accorder mon attention. Un léger sourire vient déformer mes lèvres, je hoche doucement la tête avec peu de conviction avant de saisir ma boisson. Faisant mine d'en boire quelques gorgées, dissimulant presque mon visage derrière la tasse. Chaque année, pour mon anniversaire, il m'invite dans ce même café et me paie le même chocolat chaud, dilué au possible dans de l'eau tiède et au goût de lavasse, juste avant de prendre quelques photos. C'est son cadeau. C'est sa façon de me dire qu'il tient à moi. Alors il met ma vie en pause le temps d'une petite heure et m'offre quelques bouffées d'oxygène autour d'un jus de chaussette. James n'en a pas vraiment l'air au premier abord, sous sa tonne de muscles, ses cheveux colorés et son air rieur, mais c'est une personne qui fait preuve de beaucoup d'empathie et qui sait apporter de l'aide sans se montrer étouffant. C'est agréable. J'ai un peu moins l'impression de me noyer quand je suis avec lui. J'ai été quelque peu distant au cours de ces deux derniers mois, il m'avait manqué.

Une fois de plus mon attention se porte sur les passants qui vont et viennent dans cette jolie rue londonienne, peu concentré sur le sujet. Il a plu ce matin, mais le ciel est bleu maintenant. Les quelques rayons soleil font briller le béton, et c'est comme si des éclats d'étoiles illuminaient l'allée. Je devrais prendre le temps d'observer la beauté des choses simples plus souvent. Ça soignerait peut-être mes névroses. Je soupire fébrile, trouvant un peu de réconfort dans l'instant. Mais James interrompt de nouveau mes rêveries.

— Je suis sérieux. Plus le temps passe et plus tu sembles ailleurs. Sans faire de commentaires par rapport à ton poids, ce n'est pas ce que j'appelle aller bien...

C'est reparti pour un tour. Un soupir trahit l'agacement qui naît dans ma gorge, il aura tenu plus longtemps que les autres avant d'aborder le sujet.

—Je ne vais pas plus mal qu'avant !

Du moins c'est ce que j'essaie de me faire croire. Je murmure doucement, le regard perdu dans la foule. Tout à l'air plus flou, plus dur à analyser. Les mots semblent imprononçables et respirer devient presque difficile. Mais ça va, je contrôle.

— Tu veux parier ?

Je relève les yeux sur son visage fermé et j'ai à peine le temps de voir le flash de l'appareil photo de son téléphone qu'il est déjà en train de pianoter dessus avec agilité. Je le regarde faire, les sourcils froncés, intrigué. Il finit par me montre l'écran de son cellulaire, exposant trois photos collées côte à côte pour que je puisse voir la différence entre elles. J'ai... J'ose me saisir du téléphone, comme pour m'en rendre compte. Cette sensation glacée dans le creux de mon ventre, c'est ce que ça fait quand on prend la réalité en pleine face ? Je n'avais pas vu mon visage depuis des mois... Ma voix se meurt aux portes de mes lèvres, et j'analyse les photos inlassablement, une attitude robotique et mécanique doublés d'une expression fade et apathique sur le visage.

— Tu vois de quoi je parle maintenant ?

Le déni me paraissait sûrement plus confortable que la réalité, et j'ai probablement fini par confondre les deux, essayant d'assimiler que le problème ne vivait que dans ma tête. Sauf que mes angoisses et mes traumatismes sont le reflet de mes vices, et ceux-là sont maîtres de mon corps. La preuve en image... La première photo date de quelques mois après la mort de Maman. Je venais à peine d'arriver à Londres. Le sourire est faible et le teint pâle, et bien qu'un peu maigre, je n'ai pas l'air de menacer de m'effondrer à la moindre respiration. La seconde date de l'année dernière, j'ai l'air moins abîmé. Serein, calme, amusé même. Mes joues sont pleines, roses et mes yeux sont brillants, je pourrais presque me trouver beau... Et la dernière...Le teint terne, fade et blafard, presque gris. Des cernes foncées habillent grossièrement mes yeux, qui, eux, sont aussi sombres que l'âme du diable. Mes joues sont creusées, contrastent peu avec ma mâchoire serrée. On peut apercevoir mes clavicules ; saillantes et déshabillées, mon vêtement ne tenant plus sur ma peau tant je nage dedans. Même mes cheveux ont l'air de souffrir. Je les perds par poignées ces derniers temps. C'est ce visage cadavérique que je leur offre tous les jours avec un sourire complaisant... Pas étonnant qu'ils me regardent tous comme si j'étais à l'article de la mort. Je ne trompe personne dans cet état, sauf moi peut-être. Mais maintenant que je suis face à ma réalité, aux portes de la mort, une question me brûle les lèvres : c'est à ça que doit ressembler ma vie ? Ai-je vraiment eu le choix dans cette histoire ? Est-ce que je voulais tout ça ? D'une vie polluée par un passé trop sombre que je m'entête à garder pour moi. Par un travail qui me permet à peine de payer mes factures. Par des amis qui m'étouffent plus qu'ils ne me soulagent... C'est ça la vie ? C'est faire semblant d'apprécier de vivre pour les autres ? Cette phrase m'a toujours donné envie de me jeter d'un toit ou sous les roues d'un bus. Ce sera toujours la même chose, pas vrai ? Jamais je ne saurais trouver quelconque saveur dans cette vie, puisque je ne sais pas rentrer dans le moule, la joie du simple me sera refusée quoi que je fasse. C'est à ça que je suis condamné ? Je suis un bouffon pathétique qui ne sait que se plaindre et se morfondre. Et là où certains auraient trouvé la force de se relever face à leurs démons, j'aspire à les rejoindre un peu plus, ne trouvant ni la force ni l'envie de nager à contre-courant. C'est sûrement plus facile comme ça. Qui sait, avec un peu de chance, la prochaine fois que je fermerai les yeux sera la dernière.

THE DAY I DIED [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant