Chapitre 3

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Espagne 1835 (12 ans plus tard)

J'ouvris la porte de notre petite maison d'un grand coup.

- Sergio ! Regarde ce qu'on t'apporte !

Je lançai un regard complice au jeune homme à côté de moi, Pablo. Il tenait deux corbeilles remplies de fruits qu'il déposa sur la table centrale de la pièce. La maison n'était pas grande mais joliment décorée. Elle comportait peu de pièces, deux chambres à coucher et le séjour. Des bougies étaient disposées un peu partout pour combler le manque de luminosité de la demeure. L'homme attablé retira son cigare et sourit en apercevant les corbeilles de fruits. Il avait gardé les yeux pétillants de sa jeunesse et seule une barbe grise semblait le vieillir.

- Et ce n'est pas tout ! ajoutai-je.

Je fouillai dans les pans de ma robe et en sortis des bijoux étincelants. Sergio observa les deux regards fiers que nous arborions Pablo et moi.

- C'est plutôt pas mal.

- Pas mal ? Quand même Sergio, j'ai réussi à voler ces parures à une très riche dame.

Sergio ne put s'empêcher de sourire. Pablo cherchait frénétiquement quelque chose dans sa sacoche. Il sembla avoir trouvé l'objet recherché qu'il tendit à Sergio. Celui-ci s'empara de l'enveloppe qu'il observa sous toutes les coutures. Son sourire disparut alors.

- Bien merci Pablo.

Le jeune homme hocha la tête et sentit qu'on l'invitait à prendre congé. Il me fit un signe de tête amical puis sortit de la maison.

- Qui t'envoie cette lettre ? demandai-je.

- Elle vient d'un vieil ami que j'ai connu il y a vingt ans de cela...

J'observai le regard anxieux de Sergio. Il avait l'habitude de recevoir du courrier pour son « travail » dont il n'avait jamais réellement voulu me parler. Je savais simplement qu'il était proche du gouvernement espagnol qui n'hésitait pas à faire appel à ses divers talents, dont l'espionnage et les renseignements. Sergio avait une grande influence ici et de nombreux hommes sous la main. Il avait cependant toujours voulu me tenir éloignée de ses affaires qu'il jugeait dangereuses. Mais j'avais tellement insisté qu'il avait fini par accepter que je l'aide dans certaines de ses missions. Je ne l'avais jamais vu avoir peur. Il avait toujours été un père pour moi. Il m'a raconté que mes parents étaient morts en Californie lors de la rébellion contre l'Empire espagnol. Il m'avait trouvé deux ans plus tard, à errer dans la rue et ramenée avec lui en Espagne. La mort de mes parents avait été d'une douleur inimaginable. Je n'avais pas de souvenirs, seulement des images floues et hachées de notre brutale séparation. Je ne savais même pas si ces images étaient le fruit de mon imagination ou d'une réalité trop douloureuse, que mon esprit essayait tant bien que mal d'enfouir au plus profond de mon être. Je m'efforçais donc de garder les souvenirs heureux de mon enfance, nos rires et le bonheur d'être ensemble dans notre belle maison de Californie. Sergio n'avait jamais voulu me parler de l'identité de mes parents. Les jours qui suivirent l'accident furent les plus durs. Je ne comprenais pas ce qui se passait. J'étais totalement désorientée, livrée à moi-même. Petit à petit, j'avais appris à voler pour manger, danser sur les places pour quelques pièces. Je survivais. Sergio prit sa tête dans ses mains.

- Que se passe-t-il ? demandai-je doucement.

- Les Etats-Unis viennent d'annexer le Texas, territoire mexicain. La guerre américano-mexicaine est déclarée. Un ami me demande de l'aide.

- Qui est-ce ?

- Manuel Micheltorena, gouverneur de Californie.

J'étais intriguée, je connaissais vaguement le gouverneur Micheltorena. Il avait été nommé à la tête de la Californie, il y a trois ans, par le célèbre président de la République du Mexique, Santa Anna.

- Comment le connais-tu ? Questionnai-je.

- C'est un vieil ami qui m'est très cher. Il souhaite que je retourne en Californie l'aider à propos d'affaires sensibles. Il sait que je suis l'un des seuls sur lequel il peut vraiment compter.

Sergio parcouru la fin de la lettre et ses sourcils se froncèrent.

- Apparemment, il soupçonne Santa Anna, le président du Mexique et ses dirigeants fédéraux de comploter contre son gouvernement. Micheltorena craint une attaque de leur part et un renversement de son régime.

Nous restâmes silencieux quelques secondes, puis il reprit.

- Je ne peux pas refuser Esperanza. Il m'a aidé il y a vingt ans de cela, je ne l'oublierais jamais. Maintenant, c'est mon tour. Il veut que tu viennes avec moi.

- Comment ça, il me connaît ?

Sergio posa ses yeux sur moi, un sourire discret se dessina sur ses lèvres.

- D'une certaine manière oui...


Nous étions à bord d'une marine à voile depuis une dizaine de jours. Sergio avait facilement négocié la traversée. Nous approchions de la Californie. J'appréhendais ce retour dans mon pays natal dont je connaissais si peu de choses. Mes sentiments étaient partagés, cette terre m'avait vu naître mais elle m'avait aussi arraché ce que j'avais de plus précieux, mes parents. L'écume de la mer vint mouiller mon visage. J'essuyais les perles d'eau d'un revers de main et pris une profonde inspiration. L'air marin me faisait un bien considérable. J'étais vêtue simplement, d'un pantalon large et d'une chemise en lin blanc. J'avais rentré mes cheveux bruns et farouche dans un béret qui tombait sur mes yeux. J'avais conscience de ressembler à un garçon manqué mais j'étais plus à l'aise ainsi. Je n'attirais pas tous les regards. Sergio me rejoignit sur le pont. Je me penchai par-dessus la rambarde, plongeant mon regard dans les flots mouvementés de la mer. Elle me fascinait. Son immensité bleue reflétait le doux azur du ciel. La mer pouvait paraître si calme, si tranquille et se transformer rapidement en une bête déchainée, avalant tout ce qui l'approchait. Elle pouvait te faire aller de l'avant au sein de ses vagues, ou t'enfoncer profondément sous son abîme. Je l'admirais pour son esprit indomptable et sauvage, désireux de garder ses secrets. Soudain, Sergio interrompit le flot de mes pensées.

- Regarde, me dit-il, la terre de Californie.

Je levais mes yeux vers cette immensité inconnue. Tant de questions se bousculaient en moi.

- Que s'est-il passé là-bas ?

Sans me demander plus de détails sur ma question, Sergio se racla la gorge et déclara :

- Manuel et moi avons participer à la rébellion contre l'empire espagnol, il y a à peu près vingt ans de cela, sous la direction de Santa Anna. Nous étions jeunes, vigoureux, et désireux de se battre. Santa Anna nous a pris sous son aile et nous a donc entrainé dans son combat. C'est lui qui a mené cette rébellion qui a ébranlé la terre de Californie. Il était surnommé « l'Aigle », « le Napoléon de l'Ouest ». Il a perdu sa jambe en se battant contre ses ennemis. Il a dirigé le Mexique à plusieurs reprises. Cependant, les troupes libérales unies l'ont renversé, il y a tout juste un an. D'après ce que je sais, il est actuellement en train de regagner son ascendant pour reprendre sa place de président. C'est ce qui fait peur à Manuel.

Quelque peu étonnée, je demandai :

- Mais ce n'est pas Santa Anna lui-même qui a nommé Manuel à la tête de la Californie ?

Sergio s'arrêta de parler et laissa son regard suivre le bercement des vagues agités. Ses yeux dérivèrent encore quelques secondes dans le vide, puis sa mine s'aggrava.

- Tu as bien raison. Malheureusement, Manuel et moi avons eu quelques désaccords, assez fâcheux, avec Santa Anna après la victoire contre les Espagnols.

Je sentis que Sergio ne souhaitait pas entrer dans les détails, il y eu quelques secondes de flottements puis il reprit :

- Assez parlé de choses sérieuses ! Une fois sur la terre ferme, je vais te faire découvrir les meilleurs cafés de Californie. Et je connais un endroit qui t'intéressera tout particulièrement.

Un joli sourire se dessina sur son visage et je ne pus m'empêcher de le lui retourner. Mes yeux pétillaient déjà de curiosité tandis que le bateau se rapprochait sûrement du rivage. 

EsperanzaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant