Chapitre 4

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Je n'avais jamais autant vu de commerçants regroupés sur une même place. De diverses échoppes étaient rassemblées sur la place centrale de San Diego appelée la plaza de Coronado. C'était un patchwork de couleurs nouvelles, un effluve de senteurs atypiques qui m'étaient pourtant si familières. Je reconnaissais le parfum de ces fleurs étoilées, et cette couleur vierge, un blanc pur virant au crème avant de faner. Ces fleurs appelées « jasmin étoilées » grimpaient le long des murs et dégageaient un parfum mielleux et puissant, presque enivrant. Soudain, un marchand de fleurs s'approcha de moi et m'offrit un bouquet de pavots orange. Je refusais gentiment mais il insista dans un langage que je ne saisis pas. Sergio se tourna vers moi et me pria d'accepter d'un hochement de tête. J'acceptai alors quelque peu gênée mais également intriguée par la sonorité particulière de la voix de l'homme. Je reconnaissais le son mélodieux qui mêlait l'espagnol péninsulaire et la langue natale de l'ancienne Californie. Sergio me traduisit et m'expliqua que l'homme m'offrait ce bouquet en raison de ma beauté. C'était un signe de bon présage, la fleur symbolisant l'énergie et le renouveau. Nous continuâmes à déambuler à travers les étalages hétéroclites. Les Californiens étaient tous chaleureux les uns envers les autres. Il régnait une atmosphère conviviale qui me surpris. Un sourire s'étalait sur mon visage au fur et à mesure que mes souvenirs réapparaissaient. Je me revoyais enfant, essayant de voler les figues gonflées de jus ou les grenades rouges à peine mûres. La Californie était un territoire au climat modéré. Son sol était riche et permettait de cultiver en permanence quantité de fruits et de légumes. Mon regard restait également attiré par les ustensiles de cuisine artisanaux. On trouvait absolument de tout, du bol en terre cuite à la cuillère en bois, en passant par les paniers en osier, méticuleusement travaillés. Je fus également émerveillée par la qualité des tissus accrochés par dizaine aux tentes. Ils servaient par la même occasion d'ombre aux californiens fatigués par la chaleur de l'après-midi. J'avais moi-même des difficultés à supporter ce soleil ardent. Mes longs cheveux bruns recouvraient mes épaules dénudées. J'entrepris de les attacher en une longue tresse. Heureusement que la longue robe en lin que je portais était légère. Le nombre de commerçants de bijoux et de petits objets associés à de vieilles superstitions sacrées ne manquaient pas non plus sur cette place. J'observai les nombreuses parures disposées devant moi lorsqu'un vieil homme attrapa brutalement ma main. J'eus un mouvement de recul mais l'homme resserra sa prise. Sergio s'était éloigné. Le vieil homme avait la peau brunie par le soleil et sans aucun doute par le travail aux champs. Ses yeux emplis d'une légère folie fixaient avec avidité la bague en or gravé d'un lion dressé sur ses pattes arrières. Il parla vite en montrant du doigt ma bague. Je crois qu'il me posa une question car il arrêta subitement de gesticuler. Il me fixa d'un œil étrange comme s'il attendait quelque chose de ma part. J'essayai de lui expliquer que cette bague n'était pas à vendre. Elle représentait tout ce que j'avais de plus précieux. C'était la seule chose qui me raccrochait encore à mes parents et elle avait une valeur inestimable à mes yeux. Mal à l'aise, j'essayai de me dégager de sa poigne lorsqu'une voix grave derrière moi déclara :

- Déjala ir.

Le vieux paysan baissa immédiatement la tête et lâcha ma main. Il s'enfuit comme apeuré par la seule présence de l'homme derrière moi. Je me retournai vivement et je restai bouche-bée. L'homme devant moi était grand et large d'épaule. Il portait une veste noire en cuir sans manche qui rappelait la couleur de ses cheveux brun foncé. Ils étaient parfaitement coiffés mais ne couvraient pas entièrement son front plissé d'une manière grave. L'homme se saisit de ma main et effleura ma bague de son pouce.

- Esperanza, je présume.

Je restai abasourdie. Comment pouvait-il connaître mon nom ? Cette bague semblait révéler mon identité sans que je puisse expliquer comment. Son regard me dévisagea avec insistance et un léger sourire laissa entrevoir ses dents toutes blanches. Un sentiment de méfiance s'empara immédiatement de moi. Avant que je puisse ajouter quoi que ce soit, Sergio arriva en courant.

- Manuel, ça fait si longtemps !

- Oh mon vieil ami, tant de choses ont changé.

Je regardai étonnée les deux hommes s'embrasser chaleureusement. Je sentis un courant fort, chargé d'émotions, passer entre eux, comme s'ils attendaient ce moment depuis longtemps. Mais bien sûr ! C'était le gouverneur de Californie, mon malaise s'évapora sur le champ. Sergio prit le gouverneur par les épaules.

- Esperanza, je te présente le célèbre Manuel Micheltorena.

Un léger sourire cordial se dessina sur mon visage, que le gouverneur me rendit.

- Suivez-moi, nous devons discuter de toute urgence.

J'emboitai le pas aux deux hommes, entraînées dans une discussion animée. J'essayai d'adapter mon allure à leur vitesse de marche lorsque je vis un vieux monsieur s'effondrer devant moi, inerte. Par instinct, je reculai, pétrifiée et laissai échapper un petit cri qui fit se retourner mes deux compagnons de devant. L'homme aux longs cheveux blancs gisait devant moi, il portait des vêtements en lambeaux. Je m'accroupis près de lui, inquiète à l'idée qu'il ne puisse peut-être plus respirer. Je le retournai sur le dos et un visage creux, blême presque cadavérique m'apparut. Sa cage thoracique se soulevait à peine, c'était comme s'il était plongé dans un sommeil ou mutisme profond. Sergio s'accroupit près de moi, les sourcils relevés.

- Tu ne peux rien faire Esperanza, ce vieil homme est consumé par la drogue et l'alcool.

Au moment même où Sergio prononça cette phrase, un homme chétif et bien plus jeune saisit mon compagnon par le bras.

- Opium, opium, vociféra-t-il.

Ses yeux étaient emplis d'une lueur de folie et il se tenait le ventre, le visage marqué par la douleur.

- Opium, opium, répéta-t-il en levant son autre main pour nous implorer.

D'un geste protecteur, Sergio se plaça entre moi et l'homme pour faire rempart.

- Nous n'avons rien, va-t'en ! s'écria Micheltorena à son égard. Le regard menaçant du gouverneur suffit à décourager le jeune homme dément, qui tourna les talons.

Ce n'est qu'à ce moment que mes yeux, au-delà de la beauté des boutiques et des commerçants, saisirent pleinement la pauvreté qui habitait ce pays. Une fois que nous nous fûmes éloignés, je ne pus m'empêcher de demander :

- Qu'est-ce que l'opium ?

- C'est un puissant antalgique utilisé en médecine mais qui est malheureusement détourné en drogue récréative. Il existe un puissant trafic de cette drogue en Californie, qui alimente la pauvreté et la précarité du peuple.

- Nous traquons jour et nuit les membres de ce réseau corrompu, précisa Micheltorena.

Le rôle de gouverneur ne devait pas être simple, pensai-je en mon for intérieur.

EsperanzaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant