Chapitre 14

54 14 0
                                    




14.

Mars 1979, Harley Eagle High,

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.


Mars 1979, Harley Eagle High,

Hemington, Géorgie,




— Quand je deviendrai une des plus grandes célébrités du milieu de la mode, j'espère que vous repenserez à chaque instant où vous vous êtes foutus de moi !

Maggy est assise en tailleur contre une des étagères de livres, triturant les pans de son jean décoré de divers motifs. Elle attrape le marqueur de Sandra, à côté d'elle, pour en abattre la mine à même le tissu.

— Moi aussi je sais gribouiller sur des fringues, sauf que ça m'a juste valu une claque du vieux, ronchonne Byron.

— Tu sais que la loi interdit de frapper son gosse, hein ? déclare Sandra en tournant la page de son livre, sans le regarder.

Byron baille et s'étire pendant que Steve a le nez collé à la fenêtre.

Dans leur lycée, le fond de la bibliothèque fait office de débarras, les meubles défectueux et les archives s'y accumulent depuis des années. Willow se tient sur un monticule de chaises empilées les unes sur les autres, bien plus haut que la plupart des têtes malgré son équilibre précaire. Et pourtant, il somnole plus qu'il ne s'en inquiète.

— Moi je crois en Maggy, intervient alors Rachel.

— Ce n'est pas dans la petite fac que tu comptes intégrer que ce genre d'opportunités viendra à toi.

Comme toujours, le pessimisme de Steve jette un froid sur la discussion. Willow, qui se reposait, la tête dans sa paume, se redresse alors :

— T'as pas pensé à voir plus loin que Atlanta ? Y'a des écoles très bien pour ce que tu veux, c'est juste pas la porte d'à côté.

Maggy hausse les épaules.

— Ça me fait flipper d'aller plus loin, et c'est là que ma tante a étudié, elle a dit que c'est pas mal.

Byron déambule dans l'espace exigu du débarras et part prendre Rachel dans ses bras.

— Pas comme ma nana qui vise Princeton ! dit-il en lui embrassant bruyamment la joue, sous l'œil désabusé de Willow. Si j'apprends que le fils Miller lui a volé sa place, j'en fais de la chair à pâté.

— Le nombre de places n'est pas limité en fonction des lycées, corrige Steve. Y'a juste à avoir de bons résultats aux tests et un dossier correct, Miller est pas plus un obstacle que n'importe quelle autre grosse tête.

— Je parle en termes de probabilités, j'suis pas sûr que dans notre trou paumé on aura le privilège d'avoir plus d'un candidat admis dans les meilleures universités du pays.

Willow part dans sa rêverie sans fond, tandis que ses amis se remettent à débattre sur leur avenir. Il sait depuis le collège que Steve s'en ira dans la métropole de San Francisco, tout simplement car sa grande famille y est. Willow, il ne parle pas de demain, car demain n'a pas encore de visage, même pas dans sa propre tête.

Il écoute et observe, les idées, les vœux bancals de son entourage éphémère. Et pour lui, rien ne fait sens. Rachel veut aller à Princeton pour le prestige plus que pour la volonté d'y réaliser ses rêves, c'est comme un affront à la vie. Elle a les capacités mais pas le cœur qui va avec. Maggy a un rêve, mais ne se donne pas les moyens de l'atteindre. Et pourtant, c'est déjà plus que ce dans quoi il a pu lui-même se projeter. Cet avenir, si sûr pour certains, n'a dans sa réalité à lui qu'un goût alambiqué.

Sandra et Byron ne pensent même pas à quitter la ville. Ils disent que l'extérieur n'est qu'un puits à crétins. Ils ont toujours chanté les louanges de Hemington. Willow sait qu'ils ont surtout peur de la grandeur du vide, car dehors, l'inconnu est gigantesque.

Pourtant, encore une fois, c'est un projet, c'est l'amorce d'un futur qui tient la route. Lui, il n'a rien.

Willow sent une légère pression contre son genou, ses poumons relâchent un afflux d'air qui le gardait tendu. Il a passé les dernières secondes en apnée. Son regard se baisse vers la main de Steve qui, aussitôt qu'il l'a sentie, s'évapore. Personne n'aura vu la tendresse de ce geste.

Willow le voit s'adosser à l'étagère à sa gauche, un sourire amusé file entre ses lèvres. Steve regarde plus loin dans la bibliothèque, comme s'il venait d'y voir quelque chose d'intéressant.

— Faites place à l'intello nordique !

Quand Willow lève les yeux, Nils Miller vient de s'infiltrer entre les dernières rangées de livres et leur fait face. Il fait partie des rares élèves qui sollicitent les archives du lycée. Il est assez rare qu'ils s'y croisent, Willow et ses amis ne sont pas forcément des adeptes de cet endroit. Ils s'y rassemblent à quelques occasions quand les autres coins sont saturés de monde.

Willow croit intercepter une grimace chez le désigné, mais elle est masquée par un marmonnement inintelligible. Sans répondre à la moquerie de Steve, Nils s'avance au milieu de la bande et considère la pile de chaises sur laquelle Willow est assis. Sous ses ondulations blondes, ses oreilles sont roses, à croire qu'il essaye de cacher le fait qu'il se sente tout à coup en territoire hostile.

— Je crois que le bouquin que je cherche est derrière toi, lui lance-t-il d'une voix sûrement trop faible.

Willow saute de son trône sans rechigner.

— Désolé, lui dit-il en réponse.

Nils remonte ses lunettes sur son nez et repart à sa besogne dans le silence. Steve, qui se tient juste à côté de lui et Willow, hausse un sourcil.

— On parlait de toi, justement.

— De moi ?

La question de Nils ressemble à un hoquet, et en même temps, Willow a cru y déceler une once d'agacement.

— On disait rien de méchant, t'inquiète, ajoute Sandra. Juste que Rachel et toi, vous êtes un peu les espoirs de Harley Eagle, on a hâte de voir qui décrochera le titre de major.

Les sourires de ses amis sont faux, et ça, Willow sait le reconnaître depuis qu'il a huit ans. Il y a une certaine froideur dans le regard de Sandra. Nils est quelqu'un de solitaire, et pour eux, un marginal ne devrait pas porter les couleurs de Hemington. Rachel est jolie, gentille et appréciée. C'est elle, qui est le plus légitime à les représenter.

Nils a toujours la tête plongée dans les étagères, à croire qu'il ne les écoute même pas. Le temps passe et Willow, qui n'a pas songé à s'éloigner, le sent devenir agité. De cause à effet, il a un mouvement brusque qui fait qu'il se cogne le haut du crâne. Nils pousse une plainte et se crispe. Willow se penche, ramassant le livre qu'il a laissé tomber par terre.

— Tu vas bien ? lui demande-t-il.

La voix de Nils, qu'il croyait certainement trop basse pour être perçue, ne lui échappe pas :

— Fait chier...

Et là, Willow recule par surprise, même s'il a été le seul à l'entendre. Byron et Steve se mettent à rigoler, et Nils se fait encore plus petit. Il finit par rebrousser chemin sans un mot, la tête basse entre ses mains. Willow observe sa silhouette disparaître, il a toujours son livre sous le bras.

— Le jour où il saura tenir une conversation avec un humain, peut-être qu'il aura l'air plus sympa, râle Maggy.

Willow jette un coup d'œil à la reliure, s'apprêtant à remettre le bouquin à sa place. C'est alors que les gravures du titre attirent son regard, des lettres attachées les unes aux autres, comme écrites à la plume.

Le Registre national des lieux historiques.

Le coin d'une des pages est replié sur lui-même.

Il yretrouve les vagues entourant le Cape Elizabeth, dans le comté de Cumberland.Au centre de l'image, comme un soldat face à l'océan, s'érige le Phare de Portland Head.

AdrénalineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant