[Alya] La Tortue

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Une dizaine de silhouettes apparaissent des cimes et nous encerclent. Je repère les ceintures qui cernent leur taille. Un cliquetis à peine audible accompagne leur déplacement. Nous étions encerclés depuis le début, et je n'avais rien décelé. L'échec me renvoie aux paroles acérées de maester Kordepier. Écouter, anticiper, analyser. Trois mots que je n'ai pas su respecter. J'ai foncé dans le tas, comme toujours, et personne n'a pu me retenir cette fois.

La toge sombre de l'Élu rentre dans mon champ de vision. J'agrippe une poignée de terre. Avec de la chance je pourrais faire diversion. D'après les archives, les Reptiles vivent dans une autarcie complète. Qui sait s'ils n'ont pas fomenté un complot dans le dos de l'assemblée, et s'ils n'ont pas l'Élu en ligne de mire.

« Membres reptiles, s'écrie l'Aubéin, conduisez-moi à la Tortue. »

La Tortue ! L'orateur attitré du clan est le seul à pouvoir nous tirer de ce mauvais pas, le seul qui connaisse le déroulé exact des épreuves du voyage de l'Aube et du Crépuscule et celui capable de garantir l'immunité diplomatique !

Pourtant, ils gardent tous le silence. La fille qui me maintient me dresse sur mes pieds et me lie les mains en un clin d'œil. Nos attaquants sifflent, échangeant un va-et-vient de notes plus graves les unes des autres. Celle qui m'a vaincue fronce les sourcils, s'avance devant le groupe et enchaîne plusieurs signes de la main à mesure qu'elle nous jette des regards circonspects.

Elle est plus jeune que moi. Je lui donne à peine treize ans. Sa tignasse brune est fermement retenue en arrière par un bandeau et un châle tissé recouvre sa silhouette souple. Elle furète autour d'elle tout en examinant les alentours des marécages. Une ceinture à outils cerne sa taille, une sorte de baudrier amélioré duquel pend des crochets et des fils malléables. Lorsqu'elle débusque mon regard curieux, elle m'adresse un geste de la main avant de se rapprocher de moi. Je suis partagée entre colère et fascination. Les Reptiles ne prient pas la même Entité que nous, ils sont dévoués au Crépuscule, et ils ont choisi de s'isoler. Les archives ne connaissent plus rien d'eux depuis les Vingt Ans de Soif.

« Nous sommes les choisis par l'Aube. La Tortue doit... »

L'inconnue ne me permet pas de finir ma phrase. Elle accroche son long fil aux liens qui me restreignent. La seconde suivante, je me retrouve propulser dans les airs avec elle. Un cri m'échappe. Je connais les airs. Je ne suis pas effrayée par l'altitude, mais cette fois, je n'ai pas de contrôle sur la situation, et je vole.

Les Reptiles se ruent entre les branches et sautent de tronc en tronc à plusieurs mètres de hauteur. Alors que ma ravisseuse bondit de branche en branche par-dessus l'épaisse brume orangée, je comprends que nous n'aurions jamais pu trouver leur base. En à peine dix minutes, nous atteignons une nouvelle destination à presque une heure de marche.

Les cabanes des Reptiles dominent les Marécages Infinis d'environ sept mètres de haut et forment un village inaccessible sans leur matériel. À notre atterrissage sur la première plateforme, les sifflements reprennent et notre escorte me tire jusqu'à une hutte. L'emblème des Reptiles y est peint d'une teinte ocre : une dent d'alligator enfoncée dans la terre.

J'essaie de retrouver l'Aubéin, mais je distingue mal sa toge au milieu de notre horde. La brume est toujours omniprésente. Son manteau orange poudré enrobe les cabanes, recouvre la cime des arbres et masque le sol en contrebas. Elle empêche quiconque d'observer les plateformes depuis le contrebas.

Les paroles de ma sœur Maggie me reviennent en tête.

« Ce que tu découvrirais en dehors des ailés risque de dépasser ton imagination. »

Bon sang. Elle avait raison. Je pensais que les reptiles vivaient à même le sol. Pas dans les arbres. Quelle idiote !

À notre passage, les habitants nous regardent avec intérêt et toujours sans dire un mot, mais ils communiquent à l'aide de gestes plus ou moins expressifs. Tous les enfants nous ignorent. Ils sont bien plus intéressés par leurs jeux aux côtés des caméléons. Le début d'un sourire m'échappe. Ce quotidien n'est jamais expliqué dans les livres. Les seules connaissances à notre disposition concernent le passé des Reptiles et leur coutume, comment ils prient le Crépuscule, les mains dans les mains autour d'une titanesque effigie de la Dame Rosée. Ils n'expliquent pas leurs loisirs. Si mon père ou Maggie pouvait voir ça...

Entre Aube et Crépuscule [En Cours]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant