ATARAKUSH

(RE)NAISSANCE

 Le frisson acéré du néant numérique se glissait dans les fibres de l'esprit d'Eagle. Il sentait le poids vertigineux de l'isolement absolu, d'une absence de tout, de ce vide sans résonance qui lui glaçait l'âme. Quatre ans dans cette cage bionumérique, où chaque battement simulé n'était qu'une vague d'espoir sans lendemain. Comme les autres avant lui, il avait tenté de déchirer l'illusion dorée, de frapper les parois invisibles de cette matrice tissée de pixels instables. Ses ongles éthérés s'usaient contre la surface lisse et fluide des cubes, chaque coup retentissait d'un écho sourd, se diluant dans l'espace étroit de sa prison virtuelle.

Parfois, il déclamait des algorithmes brisés, comme s'ils pouvaient troubler la sérénité machinale de ses geôliers sans âme. En vain, évidemment. Chaque effort pour s'échapper le ramenait à cette sensation digitale, glacée, de la solitude. Était-ce encore « vivre » ou déjà un simulacre morbide de l'existence, se demandait-il ? Ses souvenirs flottaient, fragmentés, et quelque part dans l'ombre de sa mémoire, il revoyait l'éclair fou perçant son crâne, la pression qui broyait tout son corps avant la fin. Il avait vu la mort. Peut-être que tout ce qui restait de lui n'était qu'une puce fichée au cœur de la machinerie tentaculaire de Kaiser BioWorld. Le reste ? Probablement jeté aux requins rouges et aux anges-marins qui hantaient les eaux sombres autour de Charlatown. Ou démonté pièce par pièce, jusqu'à ce que le titane de ses dents soit réquisitionné pour alimenter une machine encore plus effrayante. Et dire qu'un gosse aurait pu trouver son crâne et s'en servir pour payer quelques courses...

Un chasseur de primes à l'aura séductrice, jadis. La voix rauque et l'allure cruelle faisaient de lui une légende vivante, un magnétisme qu'il manquait presque, dans ce monde silencieux où ses charmes n'avaient plus de prise. Mais même ici, dans les tréfonds de son cachot virtuel, son esprit remontait toujours à la surface de ce qu'il avait fui : ses erreurs, ses regrets, ce pacte qu'il avait fait avec le diable en défiant Kaiser Bioworld, une guerre impossible. Chaque nuit, il parcourait cette tragédie dans une sorte de cérémonie morbide, récitant ses fautes, les crimes qu'il avait scellés dans les sillons de sa mémoire. Et chaque nuit, la même vision infernale, comme si un bout de son âme essayait d'échapper à ce rituel automatique.

« — T'as un problème, vieux. »

La voix apparut, sans crier gare, déchira le silence qui entourait Eagle depuis une éternité. Pendant une seconde, il crut à une hallucination.

« — Je dis ça, mais tu fais partie des rares avec qui ça peut marcher. »

Il resta figé, paralysé par l'idée que quelqu'un d'autre soit là, dans sa bulle de code. Puis, d'un éclat de lucidité, il se jeta en avant, comme un chasseur sur une piste : « Qui que tu sois, montre-toi ! ».

« — Inutile de t'énerver, regarde juste derrière toi. »

Il pivota, comme un automate dont les rouages peinaient à retrouver leur synchronisation. Une silhouette mauve se dressait dans l'ombre ambre de sa cellule virtuelle. Un spectre ? Une forme féminine flottait là, légèrement, les détails vaporeux, d'un bleu électrique qui oscillait, tantôt translucide, tantôt tangible. Eagle plongea sa main éthérée vers elle, mais elle se déroba, comme un mirage.

« Kaiser est décidément tenace, lança Eagle, sarcastique. Vous allez me foutre la paix ? »

— T'as jamais pensé à baisser d'un ton ? grimaça le spectre. Elle créa un portail dans l'air, effleurant l'espace d'un doigt. « J'ai pu me faufiler ici grâce à une faille que Kaiser n'a même pas su voir. Il n'y a pas à dire, l'élite de la cybersécurité n'a plus la même touche... »

Eagle demeura sceptique, scrutant la jeune femme, son esprit en surchauffe. Mais si elle était vraiment capable d'ouvrir un passage, alors elle ne devait pas être n'importe qui. Kaiser utilisait les technologies C-Cure, les systèmes de confinement les plus impénétrables du Nouveau Net. « Tu bossais pour leurs rivaux ? » déduisit-il d'un ton calculateur.