Marie
Paris, 1920
— Que dis-tu de ne plus du tout penser à ta mère, me dit Louise.
— Comme un défi, demande Audrey.
Louise acquiesce et je me questionne sur l'idée de faire ça aujourd'hui. D'essayer de ne pas penser à ma tendre mère qui est décédée. Est-ce possible ? Et si j'y arrive, ne serait-ce pas un risque que je me perde dans mon mensonge et que le jour où je sortirai de mon déni, je m'effondrai.
— C'est d'accord, et puis...
Je regarde attentivement mon bracelet en argent. Je le porte depuis un an et je le trouve toujours aussi beau. Nous avons toutes les quatres le même bracelet avec inscrit nos prénoms et la date de notre rencontre.
— Oui, répond Angeles.
— Ça peut vous paraître étrange mais lorsque je suis triste, mon monde s'effondre et je pense ne plus pouvoir vivre, mais deux jours plus tard me voilà remise.
Audrey fronce les sourcils et me demande si cela veut dire que je vais mieux.
— Je ne sais pas si c'est mal mais ce matin je n'y pensais plus. Peut-être est-ce la danse qui m'a fait ça, annonce-je souriante en pensant que seule Angeles me comprends.
— Chacun à sa manière de réagir à une tragédie, celle-ci, c'est la tienne et je suis très heureuse que tu ailles mieux. Mais si jamais tu te rends compte que ce n'était qu'éphémère, viens me voir.
***
Ces temps-ci, personne ne rend visite aux vieux livres poussiéreux posés sur de grandes étagères. J'ai commencé à travailler dans cette bibliothèque avec très peu d'individus à venir, et cela n'a pas changé.
En vérité, ça ne me pose aucun souci, peut-être même que ça me plaît. Je ne sais pas ce que fait le directeur qui ne vient jamais ici, mais il a de l'argent car malgré le non-succès de cette bibliothèque, je suis toujours payée de la même manière. Et puis, j'aime le silence, les livres, les couleurs automnales; c'est mon endroit à moi, mon jardin secret.
Je pars chercher un livre et je m'assois sur une chaise en paille, prête à parcourir un autre monde, devenir une autre version de moi-même : ne plus être timide, avoir confiance en moi, être optimiste; ou même, lorsque c'est un livre de fantaisie, je me transforment en une personne magique, fantastique, merveilleuse et irréelle.
J'aime ma réalité, mais il se peut qu'elle soit légèrement fade et ennuyante. C'est probablement de ma faute si elle est de cette manière. Mon anxiété, comme un tsunami, détruit tout sur son passage. Je m'abîme moi et mon entourage, je m'en veux, mon anxiété s'agrandit, et la vague repasse une seconde fois. C'est un cercle vicieux dans lequel je n'arrive pas à m'en sortir.
Je n'aime pas me plaindre de mon anxiété car je pense que mon problème n'est rien comparé à d'autre. Mes amies me disent qu'aucune douleur n'est comparable mais lorsque je pense aux leurs, je ne peux m'empêcher de penser que j'ai la vie rêvée. Mon amie, Louise, se fait frapper par son mari, l'homme dont elle est amoureuse; Angeles est comme un fantôme, elle est vivante et morte à la fois, on ne sais pas vraiment pourquoi, je crois qu'elle même ne le sais pas; Audrey a perdu toute sa famille proche et a subi un traumatisme il y a quelques années. Audrey ne parle jamais de ce qu'elle a vécu mais nous constatons toutes les répercussions de son traumatisme, encore inconnu, sur elle. Et, il faut l'avouer, je crois qu'elle est folle. Sa folie n'impacte pas les sentiments qu'elle a à notre égard, et ça ne m'empêche pas de l'aimer de tout mon cœur, mais c'est vrai que ça peut être dérangeant de se trouver avec elle lorsqu'elle perd la raison. Enfin, je n'ai pas besoin, pas le droit de me plaindre de mon anxiété. Même si, effectivement, elle me hante chaque jour et me détruit à petit feu.
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L'ombre des nuits parisiennes
Misteri / ThrillerAprès la guerre, en 1920 à Paris, tous pensaient pouvoir revivre normalement, malgré les traumatismes créés durant cette terrible période et ces étranges disparitions de ce bar : Nuits parisiennes. Audrey, qui tient cet établissement, avec son espri...