Chapitre 6 - Romain

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Camden s'éveille doucement ce matin, comme elle le fait toujours. Le soleil perce à travers les brumes légères qui flottent sur le port, caressant les façades en bois des maisons et des commerces. L'air sent le sel et l'herbe fraîche, une combinaison qui m'a séduit dès mon arrivée. Pourtant, aujourd'hui, cette quiétude m'irrite plus qu'elle ne m'apaise.

Je suis debout depuis l'aube, comme d'habitude. La pâtisserie est impeccable. Chaque étagère est garnie, chaque vitrine brille sous la lumière tamisée du matin. Les éclairs, mes éclairs, sont alignés comme des soldats en uniforme. Chocolat noir, citron meringué, caramel beurre salé. À côté, des croissants dorés à la perfection, des tartelettes aux fruits éclatants, et des petits choux craquelins dont la garniture vanillée déborde légèrement, juste assez pour donner envie.

Et pourtant, je me sens vide.

Je m'assois sur un tabouret derrière le comptoir, les mains croisées, et regarde la rue à travers la vitrine. Tout semble si calme, si parfait. Trop parfait. Depuis deux jours, une pensée me hante : et si Camden n'était pas l'endroit que je cherchais ? Et si j'avais fait une erreur en venant ici, en pensant que je pouvais ralentir, me poser, trouver un peu de paix ?

Je repense à Paris, cette ville qui ne dort jamais, qui respire l'ambition et l'excellence. Mes débuts là-bas étaient comme un rêve. Entrer dans une cuisine étoilée, travailler aux côtés de chefs dont les noms résonnaient comme des légendes dans le monde de la gastronomie. C'était grisant. Chaque journée était une bataille, mais une bataille qui en valait la peine. Enfin, c'est ce que je croyais.

Je me revois dans cette cuisine, à minuit passé, entouré de plaques de four et de poches à douille, mon cœur battant comme si chaque geste était une épreuve. Je me souviens de Marc, mon mentor, mon amant, qui corrigeait la moindre de mes erreurs avec une froideur qui me coupait le souffle. Il pouvait être charmant, bien sûr. C'est ce qui m'avait attiré chez lui au début. Mais son charisme s'accompagnait d'une exigence dévorante, un besoin constant de contrôler tout ce qui l'entourait, y compris moi.

« Ce n'est pas assez bon Romain » disait-il, même lorsque tout était parfait. Il avait cette façon de me faire douter de chaque choix, de chaque geste. Je ne vivais plus que pour son approbation, un mot, un regard qui me diraient enfin que j'étais à la hauteur. Mais ce moment n'est jamais venu.

Je me souviens de la soirée où tout a éclaté. Une fournée de pâtisseries, légèrement sous-cuites – une minute de trop ou de moins, qui peut vraiment dire ? Marc l'a remarqué, bien sûr. Il a jeté un regard sur les plateaux, et sans un mot, il les a balancés à la poubelle. « Recommence, » a-t-il dit. Pas de colère, juste un ordre, comme si ma fatigue ou mes efforts n'avaient aucune importance.

Ce soir-là, j'ai compris que je devais partir. Pas seulement de cette cuisine, mais de Paris tout entier. Je ne pouvais plus respirer dans cette ville. Je suis parti sans un mot, laissant Marc et ses attentes derrière moi.

New York n'a pas été beaucoup mieux. Si Paris était une danse délicate mais impitoyable, New York était une course effrénée, un tourbillon qui ne s'arrêtait jamais. J'ai travaillé dans des cuisines plus grandes, avec des équipes plus nombreuses, mais le stress était le même. Les clients exigeants, les critiques incessantes, les nuits blanches à courir entre les fourneaux.

Je me souviens d'une nuit en particulier. Un gâteau de mariage mal monté, une commande de dernière minute, et un chef qui hurlait à travers la cuisine comme un général sur un champ de bataille. Mes mains tremblaient tellement que je ne pouvais plus tenir la poche à douille. J'ai fini par sortir, sans un mot, laissant mes collègues se débrouiller. Sous la pluie, dans une rue déserte, j'ai décidé que je ne pouvais plus vivre comme ça. Je devais trouver un endroit où je pourrais travailler sans me détruire.

Et c'est là que Camden est entrée dans ma vie. Tout semblait si loin de la folie de Paris et de New York, comme un sanctuaire où je pourrais enfin me retrouver.

J'ai acheté ce local presque sur un coup de tête. L'Éclaircie était mon projet, mon nouveau départ. Pendant les premières semaines, j'étais certain d'avoir fait le bon choix. Les habitants étaient chaleureux, les clients semblaient ravis, et je me sentais enfin en paix. Mais maintenant... maintenant, je ne suis plus sûr.

Peut-être que ralentir n'est pas fait pour moi. Peut-être que je suis destiné à cette frénésie, à ce chaos qui me poussait sans cesse à me dépasser, même si cela me détruisait.

Je sors de ma léthargie et je lève les yeux vers la rue, et c'est là que je le vois. Matthew Foster, mon cher voisin libraire. Il est derrière la vitrine de Windswept Pages, un livre à la main. Sa concentration est presque palpable, comme si rien ne pouvait le distraire. Il ne me remarque pas, bien sûr. Je doute même qu'il sache que j'existe, au-delà de mes pâtisseries qu'il a probablement laissées sur un coin de son comptoir.

Je ne sais pas pourquoi son regard distant m'obsède autant. Peut-être parce qu'il est tout ce que je ne suis pas : calme, méthodique, enraciné. Peut-être que j'ai envie de comprendre ce qui se cache derrière ce masque de froideur. Ou peut-être que j'espère encore pouvoir le faire sourire, juste une fois.

Un client entre dans la pâtisserie, et je me lève pour l'accueillir, mon sourire automatique déjà en place. La cloche de la porte résonne, un rappel que Camden n'est pas Paris, ni New York. C'est autre chose, quelque chose que je dois encore apprendre à comprendre.

Peut-être que je ne me suis pas trompé. Peut-être que tout ça prend juste du temps.

Un été à CamdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant