Chapitre 7 - Matthew

2 1 1
                                    

Les journées dans ma librairie sont habituellement tranquilles. Le ballet est toujours le même, les livraisons, les déballages, les étiquetages, le rangement et les quelques rares clients qui viennent ponctuer mes habitudes. Cette librairie, je la tiens de mes parents, un héritage. Après une vraie réussite dans le monde de l'édition, terminée par un burnout, j'ai eu besoin de retrouver un semblant de sérénité. A trente-quatre ans, je suis enfin posé dans ma vie, loin du tumulte des grandes villes et dans une solitude écrasante. Non pas que cette dernière me réjouisse, mais je m'y suis habitué. Même mon apparence à changer. Ma garde robe est devenu terne, mon visage toujours impeccablement rasé et mes lunettes noires me protèège du monde tel Clark Kent. Je suis devenu transparent aux yeux du monde et la situation me convient très bien. Mes journées se ressemblent toutes et mon travail est un rituel apaisant. Mais aujourd'hui, cette quiétude est interrompue par des conversations enthousiastes qui me poursuivent jusque dans ma boutique.

— Avez-vous goûté ses éclairs ? Un délice, je vous le dis !

— Et cette tarte au citron... mon Dieu, j'en aurais mangé deux d'affilée !

Chaque client qui franchit ma porte semble avoir une histoire à raconter sur L'Éclaircie. Les gâteaux, les croissants, les choux craquelins... Rien n'échappe à leur enthousiasme. Et bien sûr, tout cela ramène à lui : Romain Perrault, le pâtissier prodige de Camden.

Je me tiens derrière le comptoir, faisant mine de trier une pile de romans policiers, mais je n'écoute que d'une oreille. Le succès de Romain ne devrait pas m'agacer. Après tout, sa pâtisserie n'a rien à voir avec ma librairie. Nous n'avons pas les mêmes clients, les mêmes produits, les mêmes objectifs. Et pourtant, chaque fois que son nom revient dans une conversation, une pointe d'irritation s'installe en moi.

La cloche de la porte retentit, et Mrs. Henderson entre avec son sac en tissu habituel.

— Bonjour, Matthew, dit-elle avec un sourire chaleureux. Je cherche quelque chose de palpitant cette semaine. Un meurtre dans une petite ville, peut-être ?

Je lui désigne une étagère sur ma droite.

— La nouvelle enquête d'Agatha Raisin est arrivée hier. Vous devriez aimer.

Elle s'avance vers les livres, mais à peine a-t-elle saisi un exemplaire qu'elle commence à parler.

— Vous avez vu la file d'attente devant L'Éclaircie ce matin ? Incroyable, non ? Ce jeune homme a vraiment un don.

Je me contente d'un « mmh » distrait. Mais Mrs. Henderson ne se laisse pas décourager.

— Vous savez, Matthew, vous devriez peut-être collaborer avec lui. Une soirée lecture avec des pâtisseries, par exemple. Cela attirerait sûrement du monde. J'ai mes amis du club qui adoreraient participer à ce genre d'événement. Il faut dire qu'il n'y a pas que les pâtisseries attirantes.

Je lève les yeux de ma pile de livres.

— Collaborer ? Avec Romain ? Vous n'êtes pas sérieuse.

Elle me sourit, un éclat malicieux dans le regard.

— Pourquoi pas ? Vous êtes voisins, après tout. Et vos livres, combinés à ses éclairs... Vous pourriez conquérir Camden.

Je ris doucement, plus par politesse que par conviction.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

— Réfléchissez-y, insiste-t-elle avant de poser son livre sur le comptoir. Parfois, un peu de nouveauté fait du bien.

Elle quitta la boutique, me laissant seul avec cette idée. Collaborer avec Romain... Il n'y avait qu'elle pour imaginer une idée aussi saugrenue. Et puis ça interesserait qui de lire du Stephen King en mangeant une meringue ?

Quelques minutes plus tard, Jamie, mon jeune client passionné de science-fiction, entre en trombe me coupant dans mes réflexions. Ses cheveux en bataille et son sac à dos usé lui donnent l'air d'un étudiant toujours en retard. Il dépose un exemplaire de Dune sur le comptoir.

— Vous l'avez commandé, hein ? Le deuxième tome.

Je hoche la tête, sortant le livre de l'arrière-boutique.

— Ici. Je savais que tu le demanderais. Je ne voulais pas décevoir mon meilleur client

Il me sourit, mais son enthousiasme semble ailleurs.

— Merci, Matthew. Oh, au fait, vous avez goûté les croissants d'à coté ? Sérieusement, ils sont incroyables. J'ai mangé le mien en lisant dans le parc hier. Parfait combo, vous devriez essayer.

Je soupire légèrement.

— Jamie, tout le monde semble parler de ses pâtisseries. Vous êtes tous en train de m'abandonner pour lui, on dirait.

Il rit et quitte la boutique non sans avoir jeté un regard aux derniers comics sortis.

Toute la journée, c'est le même refrain. Les clients réguliers entrent, parlent de L'Éclaircie, et me suggèrent des idées plus ou moins farfelues pour collaborer avec Romain. Une soirée de dégustation, une lecture publique accompagnée de desserts, ou même un partenariat pour créer un dessert inspiré par un roman.

À chaque suggestion, je réponds avec un sourire poli et un hochement de tête. Mais à l'intérieur, je suis partagé. D'un côté, je ne veux pas mêler ma librairie à son univers. J'aime mon espace tel qu'il est, paisible, ordonné. De l'autre, je ne peux nier que l'idée de combiner nos talents a une certaine logique.

En fin de journée, alors que je ferme la boutique, je reste un moment devant la vitrine. De l'autre côté de la rue, L'Éclaircie est encore illuminée, et à travers les grandes fenêtres, je vois Romain en train de balayer et ranger sa boutique. Il travaille avec une précision presque artistique, son visage concentré, mais toujours avec cette étincelle de bonne humeur qui me met mal à l'aise. Je reste planté là comme un piquet pendant cinq bonnes minutes à l'observer. Il faut dire qu'on le croirait directement sorti d'un catalogue commercial pour du matériel de boulangerie. Jeune ? je ne sais pas mais il fait plus jeune que moi c'est une certitude. Il a une musculature plus proche d'un bûcheron que d'un pâtissier, ce qui rend ses vêtements beaucoup trop trop étroits au biceps et dans le dos. Je comprends mieux l'engouement de la gente féminine à accourir dans son échoppe.

A vrai dire il n'a pas l'air méchant, loin de là. Même si je me suis toujours méfié des gens trop "heureux", ça cache souvent quelque chose. Mais en le voyant là je me dis que j'aurai aimé n'avoir que 10 % de son succès quand je me suis installé il y a 5 ans. Mais il faut croire que les livres sont moins enrichissants que les croissants.

Un été à CamdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant