Chapitre 11 - Matthew

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La librairie est méconnaissable ce soir. Les tables habituellement chargées de piles de livres ont été soigneusement dégagées pour accueillir des plateaux de pâtisseries, toutes plus élégantes les unes que les autres. Des guirlandes lumineuses tamisées ornent les étagères, créant une ambiance chaleureuse et presque intime. Une légère odeur de beurre et de chocolat flotte dans l'air, se mêlant au parfum familier des pages vieillies.

Romain se tient à côté d'un plateau, un sourire détendu sur le visage, tandis qu'il ajuste une dernière fois les pâtisseries, brillantes sous les lumières. Son assurance naturelle contraste avec ma nervosité. Je n'ai jamais organisé ce genre d'événement dans Windswept Pages. Mon refuge paisible est soudain plein de murmures, de rires et de verres qui s'entrechoquent. Et, contre toute attente, cela ne me dérange moins que je ne l'aurais imaginé.

La soirée commence avec une présentation des livres sélectionnés, un mélange de classiques et de récits contemporains. Romain, fidèle à son enthousiasme débordant, a préparé des pâtisseries inspirées de chaque roman. En regardant les invités se presser autour des plateaux, je réalise que son idée fonctionne. Les discussions s'animent, et la nourriture semble briser les barrières d'une manière que je n'aurais jamais pu prévoir.

Je m'approche du buffet, où une femme tient un éclair en l'observant comme si elle craignait de le manger.

— C'est presque trop beau pour être mangé, dit-elle en riant.

Romain, à côté, répond avec légèreté :

— Mais c'est le but. Laissez-le vous séduire par son apparence, mais je vous promets que le goût sera encore meilleur.

Elle rit et mord dans l'éclair, ses yeux s'illuminant presque instantanément.

— Oh mon Dieu, c'est incroyable.

— Merci, dit-il avec un sourire éclatant. Ma seule mission est de vous faire plaisir.

Romain est un vrai séducteur. Son succès auprès des femmes doit être indéniable. Il sait trouver les bons mots pour flatter et les bons gestes pour charmer. On dirait que toutes les femmes au foyer lisant un minimum se sont données rendez-vous ce soir dans ma librairie. Je suis même surpris de découvrir parmi elles des visages totalement inconnus de mes rayons. A croire qu'un beau sourire, des muscles et des douceurs font plus déplacer de gens qu'une dédicace d'un auteur local. Je ne peux pas non plus le blâmer. Perdu dans mes pensées, je ne remarque même pas que Romain s'est rapproché de moi :

— Alors, Matthew, qu'en pensez-vous jusqu'à présent ?

— Cela semble plaire aux gens, dis-je, adoptant mon ton le plus neutre. Vous avez fait du bon travail.

— Vous aussi, réplique-t-il avec un clin d'œil. Vous voyez je vous l'avais dit que c'était une bonne idée.

J'approuve et retourne me poster derrière mon comptoir, mettant une sorte de bouclier entre toute cette foule et moi. Mais je ne peux m'empêcher de remarquer à quel point Romain est à l'aise, discutant avec chaque invité comme s'il les connaissait depuis toujours. Il attire les regards, ses gestes fluides et son sourire sincère créant une énergie presque magnétique. Avec sa chemise blanche ouverte au col laissant apparaître le trait séparant ses pectoraux, ses manches relevées à la moitié des avants bras et son tablier marron, Romain est incroyablement séduisant. Le genre d'homme que j'aurai aimé être étant étudiant. Le genre d'homme après qui toutes les filles couraient.

Après une heure, la lecture commence. Les invités prennent place, un livre dans une main, une pâtisserie dans l'autre. Je lis un extrait des "raisins de la colère" à voix haute, la pièce tombant dans un silence respectueux. Pendant ce moment, je me sens à ma place. Le poids de leurs regards disparaît, remplacé par la familiarité des mots qui s'écoulent.

— ... Craignez le temps où l'humanité refusera de souffrir, de mourir pour une idée, car cette seule qualité est le fondement de l'homme même, et cette qualité seule est l'homme, distinct dans tout l'univers.

Ce passage est mon préféré de l'œuvre de John Steinbeck, une mise en garde à ceux qui nous veulent du mal.

À la fin de la lecture, un court silence est suivi par des applaudissements polis. Je ferme le livre, jetant un coup d'œil à Romain. Il est debout près du buffet, un sourire satisfait sur le visage. Je me demande brièvement s'il a toujours cette capacité à se fondre si naturellement dans n'importe quelle situation.

Une fois les invités partis, la librairie retrouve enfin son calme. Les tables sont jonchées de tasses vides et de miettes de pâtisseries, et les guirlandes lumineuses vacillent légèrement. Romain est en train de ranger les plateaux, mais il s'arrête en me voyant m'approcher.

— Alors ? Première impression ? demande-t-il en rangeant un plateau.

Je croise les bras, cherchant mes mots.

— Ça s'est... bien passé. Les gens semblaient apprécier.

— Seulement bien passé ? dit-il avec une lueur amusée dans les yeux. Vous êtes difficile à satisfaire, Matthew.

Je hausse les épaules, esquissant un sourire malgré moi.

— Je préfère rester réaliste. Mais oui, c'était une réussite. Je ne m'attendais pas à vendre autant de roman ce soir.

Il semble ravi de ma réponse, même si je la livre avec ma retenue habituelle.

— Vous voyez ? Nous faisons une bonne équipe. Peut-être même une très bonne équipe. Mais maintenant essayons de redonner à votre boutique son aspect immaculé.

Romain défait deux boutons supplémentaires de sa chemise, et empoigne un balai pour s'attaquer au sol.

Je me concentre sur le rangement. Mais alors que je me tourne pour ranger un livre, je dis à voix basse :

— Vous avez raison.

Romain s'arrête, surpris par mon aveu. Mais il ne fait aucun commentaire, se contentant de continuer son ménage avec un sourire satisfait.

Romain vient de partir, non sans m'avoir rappelé une dernière fois comment la soirée a été une vraie réussite.

La librairie est vide, je prends un moment pour m'asseoir et observer l'espace. Même si elle a retrouvé son aspect immaculé, il y a quelque chose de différent ce soir, quelque chose que je n'aurais pas imaginé en acceptant ce partenariat. La présence de Romain a apporté une énergie nouvelle à cet endroit, une vitalité qui, je dois l'admettre, ne me déplaît pas.

Un été à CamdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant