Chapitre 3 - Matthew

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Il y a un nouvel ordre du jour dans ma rue aujourd'hui : l'ouverture de L'Éclaircie. Et on ne risque pas de l'oublier. Depuis ce matin, la ruelle est envahie par des groupes de curieux. Des mères avec des poussettes, des touristes armés de leurs appareils photo, et même quelques habitants de Camden que je reconnais. Tous attirés par la promesse de douceurs qui flottent dans l'air comme un sortilège.

Je ne peux pas m'empêcher de jeter un coup d'œil à travers la vitrine de Windswept Pages. L'Éclaircie n'a même pas encore ouvert ses portes que des clients font déjà la queue. La nouvelle enseigne, fraîchement posée, est peinte dans un bleu pastel éclatant, avec des lettres dorées qui reflètent la lumière du matin. On pourrait croire que la façade a été conçue pour figurer dans un magazine. C'est charmant, j'en conviens, mais ce tumulte m'agace.

Une femme éclate de rire devant la vitrine voisine, tandis qu'un garçon tire son père par la main, le visage collé contre la vitre. De là où je suis, je distingue l'intérieur de la pâtisserie : des étagères vitrées débordant de pâtisseries trop parfaites pour être réelles. Des éclairs, bien sûr, caramel, chocolat noir, citron meringué, mais aussi des tartes aux fruits brillantes comme des joyaux, des croissants dorés à la perfection, et une montagne de choux à la crème décorés de perles de sucre.

Une cloche suspendue à la porte de L'Éclaircie retentit chaque fois qu'un client entre ou sort, et chaque tintement apporte une vague d'odeurs qui s'infiltre jusque dans ma librairie. Beurre chaud, sucre caramélisé, vanille, et même une pointe de cannelle. C'est presque suffocant, cette manière qu'a L'Éclaircie d'envahir mon espace sans même essayer.

Je me détourne de la vitrine, essayant de me concentrer sur le rangement des nouveautés. Mais mes pensées reviennent sans cesse à la pâtisserie. Je ne comprends pas cet engouement. Camden a toujours eu son charme paisible, sans avoir besoin d'une pâtisserie tape-à-l'œil pour attirer les foules. Et pourtant, les clients défilent, un flot incessant de visages souriants et de mains pleines de sacs en papier brun estampillés du logo élégant de L'Éclaircie.

À midi, le calme revient brièvement. La ruelle se vide, et je me dis que peut-être, enfin, cette agitation est terminée. Mais bien sûr, j'avais tort.

La cloche de ma porte tinte, et une rafale d'odeurs sucrées entre avec le client. C'est Mrs. Henderson, fidèle habituée et relayeuse en chef des potins locaux. Elle tient un sac en papier brun, et son sourire est plus large que d'habitude.

— Oh, Matthew, dit-elle, presque en chantonnant. Avez-vous vu la nouvelle pâtisserie ? C'est absolument charmant !

— J'ai vu, oui, dis-je avec une neutralité que je peine à dissimuler.

Elle pose le sac sur le comptoir, et l'odeur devient encore plus forte. Elle fouille à l'intérieur du sac et en sort un éclair au chocolat, parfaitement glacé et orné d'une fine feuille d'or.

— Regardez ça. Est-ce que ce n'est pas une œuvre d'art ?

— C'est très joli, dis-je en haussant un sourcil.

Elle glousse doucement.

— Vous devriez aller voir par vous-même. Le propriétaire est un jeune homme adorable. Français, en plus ! Il m'a offert cet éclair en cadeau d'ouverture. Absolument divin.

Je tente de sourire poliment, bien que l'idée même d'entrer dans cette pâtisserie bruyante me semble épuisante.

— Je suis sûr qu'il l'est, dis-je, en évitant de lever les yeux.

— Vous devriez vraiment aller le rencontrer, Matthew. Il pourrait vous faire un prix de voisinage. Elle me gratifie d'un dernier sourire avant de se diriger vers la sortie. Mais à peine la cloche retentit-elle pour signaler son départ que la porte s'ouvre à nouveau. Cette fois, ce n'est pas un client.

Je le reconnais immédiatement. L'homme que j'ai aperçu plusieurs fois à travers la vitrine. Grand, blond, vêtu d'un tablier gris impeccablement noué à la taille. Ses cheveux, d'un blond cendré, tombent légèrement sur son front, et il les repousse d'un geste machinal. Ses yeux gris-bleu pétillent, comme s'il était ravi d'être ici. Et son sourire... large, trop large.

— Bonjour ! dit-il, son accent chantant immédiatement reconnaissable.

Je me redresse, pris au dépourvu. Il avance avec une assurance déconcertante, comme s'il s'attendait à être accueilli à bras ouverts.

— Vous êtes le libraire, non ? Matthew, c'est ça ? Je suis Romain Perrault. Pâtissier, voisin, et faiseur de miracles avec du beurre.

Je cligne des yeux, surpris par l'enthousiasme débordant qui émane de lui. Je serre la main qu'il me tend, plus par automatisme que par véritable envie.

— Oui, c'est moi, dis-je, tentant de ne pas paraître trop froid. Matthew Foster.

— Enchanté ! s'exclame-t-il, son sourire s'élargissant encore, si c'est possible. J'ai vu votre librairie depuis des semaines. Très charmante. Je me disais qu'il était temps de venir dire bonjour.

— C'est très... aimable.

Il rit, un son clair et sincère, comme si ma tentative de rester distant l'amusait. Il jette un coup d'œil autour de lui, observant les rayonnages avec un mélange de curiosité et d'admiration.

— J'adore les livres, vous savez, dit-il. Mais je ne suis pas sûr de pouvoir vous recommander un roman aussi bien que je peux vous recommander un gâteau.

Je tente un sourire poli, mais à l'intérieur, je me crispe. Cet homme est une tornade de sucre et de bonne humeur, et je ne sais pas quoi en faire.

— Si jamais vous voulez goûter, venez me voir. Je serais ravi de vous faire découvrir quelques spécialités françaises.

Je hoche la tête, espérant que cela suffise à le faire partir. Mais il ne semble pas pressé, inspectant toujours les étagères, ses doigts frôlant la tranche d'un livre ici et là. Finalement, il se retourne vers moi, son sourire toujours aussi éclatant.

— C'est une bonne chose, vous savez. Avoir une librairie et une pâtisserie côte à côte. Deux choses qui rendent la vie plus douce.

Je ne trouve rien à répondre, alors je me contente de hocher la tête à nouveau. Après un dernier regard sur la librairie, il s'incline légèrement, comme s'il venait de conclure une affaire.

— Allez, à bientôt, Matthew ! Et passez me voir, d'accord ?

Il sort avant que je ne puisse réagir, et la cloche retentit à nouveau. Je reste un moment immobile derrière mon comptoir, fixant la porte qu'il vient de franchir. Mon esprit est un mélange de confusion et d'exaspération.

— Parfait, murmuré-je à moi-même. Il ne manquait plus que ça.

Un été à CamdenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant