Elio

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Toute la tribu était rassemblée devant l'Arbre.

C'était un chêne, un chêne qui était déjà vieux deux siècles plus tôt. Pour Elio, ce vieux chêne était le centre de son monde. Et pourtant il appartenait au passé. Il était déjà là lors l'invention de l'électricité, sa disparition, et lorsque les vagues de radiations avaient déferlé sur le monde, il était trop vieux pour changer et se mettre à briller. En presque cinquante ans, il n'avait pas bougé ou à peine, semblait-il. Il étendait toujours les mêmes branches immenses vers le ciel, les mêmes feuilles vertes vingt mètres au dessus du sol, les mêmes racines noueuses s'enfonçant dans la terre à des mètres à la ronde. Sur son tronc gigantesque étaient gravées les aventures de son grand-père, enfin du grand père d'Elio, bien sûr.

Il se rappelait lorsque il lui avait dit les avoir gravées, trait après trait, coup de couteau après coup de couteau. Lui qui allait reposer auprès de ce chêne qu'il avait tant aimé et où il avait bâti sa vie. C'était un peu sa nostalgie à lui, de voir un arbre, marron et vert, profondément ancré, qui ne changerait pas. Ça lui rappelait un peu son passé dans ce monde perdu.

En fait, tout ce qu'il savait de son grand-père, Elio le tenait de lui. Il était lui même devenu un peu son grand-père, avec le temps. Et puis le vieux Yann s'était éteint, trois jours plus tôt. Lui qui avait résisté cinquante ans à une irradiation au delà de toute limite connue avait succombé à un genre de pneumonie toute bête, avant même ses soixante dix ans. Même Jason, le chaman, n'avait rien pu faire pour prolonger ses jours. Tout ce que laissait le vieux Yann, à part ce qu'il avait déjà donné en savoir et en matériel, était une vieille photo Polaroïd du début du siècle, un an après la Fin. Elio l'avait longuement regardée, et y avait reconnu le vieux Yann, pas loin de son grand-père. Il avait cru comprendre que la femme asiatique au deuxième rang était sa grand-mère, la mère de son père, mais il n'y avait plus personne pour le confirmer.

Enfin si peut être. Peut être que parmi ceux qui regardaient aussi le vieil arbre avec nostalgie sauraient répondre à sa question. Il y avait un couple de vieux dans le village, qui étaient aussi vieux que Yann, et que les hommes avaient pourtant dû porter jusqu'à un des troncs qui servaient de bancs. Ils parlaient encore, quand on leur posait des questions, et tout le monde les regardait avec une espèce de déférence et de respect. Mais qu'avaient-ils donc bien pu faire pour mériter ça ? D'aussi loin qu'il se le rappelait, Elio ne les avait jamais vu exprimer une grande sagesse ou plus qu'un profond ennui qu'ils diffusaient autour d'eux. Le bruit courait qu'ils n'étaient pas les seuls, et que d'autres vieillards respectables habitaient au plus profond de la forêt, dans les montagnes, et que lorsqu'on les rencontrait ils nous impressonnaient tellement qu'on se sentait obligés de tous les respecter.

Ça c'est ce que disaient les hommes de la tribu. Même son frère Rick, qui faisait partie des plus forts et plus puissants de la tribu, de retour de sa Croissance, avait commencé à traiter Romain et Léa comme des dieux, ou presque. Lui ne trouvait pas ça évident, de trouver un respect pour des gens qui n'étaient presque plus des humains. Il respectait beaucoup plus leur descendance, plus utile à la société

La tante Arya commença alors à parler. C'était elle, la chef indéniable de la tribu. Elle avait, comme le disait la légende, les yeux de grand-père : ces yeux d'un émeraude si pur et si tranchant que les feuilles du chêne, si vertes, paraissaient boueuses à côté. On disait parmi les jeunes qu'Arya pouvait transpercer la nuit avec ces yeux, mais Elio n'y croyait pas trop. C'était trop invraisemblable. Enfin dans la forêt il y avait un certain nombre de choses invraisemblables...

- Yann nous a quitté il y a maintenant soixante-dix heures." La voix de tante Arya était particulièrement forte et assurée, comme toujours. Elle levait les mains vers les branches du chêne comme pour y puiser la force qui lui manquait. "Il a été pour moi un père, pendant toute ma jeunesse. C'est lui qui m'a entraîné, élevé, fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Nous lui devons tous la vie, d'une certaine manière. C'est lui qui a eu le premier l'idée de s'installer ici, après la mort de ma mère, et c'est lui qui a bâti pas à pas notre communauté pour en faire ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Nous sommes devenus le peuple de la forêt ! Nous sommes le dernier rempart humain de la Terre, les héritiers de l'humanité ! Ne laissons pas son oeuvre inachevée ! Je ne la laisserai pas inachevée."

SURVIVABLEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant