"Whitney, s'il vous plaît, pourriez vous jeter un coup d'oeil à ce dossier, lui demanda Alice, l'occupante du bureau d'à côté ?
- Bien sûr ma petite blondinette, c'est sur quoi ? lui répondit la grande femme noire à son ordinateur.
- Oh, une histoire de pression dans le module H, depuis une dizaine d'années je crois, lui dit sa collègue, évasive. Elle ajouta sans souffler un mot et en grimaçant d'exagération : Vous mangez chez nous ce soir ?
Whitney hocha vigoureusement la tête, puis fit un clin d'oeil accompagné d'un sourire éclatant à son amie, qui repartit dans son compartiment de travail.
Difficile de croire que la pétillante et grassouillette jeune femme, avec ses cheveux sautillants sur ses épaules était la même fille que celle que Whitney avait rencontré, sept ans auparavant. Une fille anorexique et boulimique, pâle comme une combinaison usagée et grise, les cheveux rasés et les paupières violettes du manque évident de nourriture et de morphine qu'elle volait à l'hôpital pour calmer sa faim insatiable. Au lycée elle avait rencontré un déchet d'humanité, une épave ayant juste assez d'énergie, calculée au gramme de riz près, pour accomplir l'aller retour entre l'école et son appartement exigu dans le quartier de l'orphelinat.
Mais ça c'était un secret pour tout le monde. Whitney l'avait compris quand elle avait étudié les maladies mentales en psychologie, et quand elle en avait fait part à la fille bizarre du fond de l'orphelinat, Alice avait fondu en larmes, tout en s'effondrant sur elle. Elle se savait finie, que la police viendrait la chercher pour l'expulser. Mais Whitney avait gardé le secret, elle l'avait aidé à apprécier la vie, à s'éloigner de l'hôpital et des piqûres. Elle lui avait réappris à manger normalement, en surpassant son dégoût des aliments pour commencer à manger une bouchée de tout, pas plus ni moins, à lui faire des jeux sur le thème de la nourriture, en l'aidant à rattraper son retard au niveau des devoirs. Et finalement, à l'examen de fin d'études, la fille à la tignasse blonde avait réussi toutes les épreuves et son profil avait été validé par le gouvernement pour travailler en son sein.
Elle ne s'était pas approché d'une perfusion de morphine depuis cinq ans, et avait doublé son poids en quatre, mais elle était bien dans sa peau et ce grâce à Whitney. C'était sa meilleure amie, et elles travaillaient toutes les deux au service de maintenance de la Base. Elles savaient tout ou presque l'une de l'autre, avaient eu des problèmes avec leur famille, avaient été liées à des mouvements rebelles contre l'autorité, mais jamais elles n'avaient été séparées. C'était bien sûr pour ça que les paroles avaient été échangées sans bruit, pour ne pas attirer l'attention des micros. Elle se savaient surveillées, comme tout le monde. Mais ça ne les avait pas empêché de se voir quasiment toutes les semaines chez l'une ou l'autre.
Le dossier n'avait été qu'un prétexte, et pourtant il fallait bien le corriger, le remplir et en faire un rapport. Le service de maintenance s'occupait de tout ce qui concernait la Base et son entretien, extérieur comme intérieur. Whitney était chargée, elle, de coordonner tout ce qui touchait aux ressources intérieures de la Base. Le module H était donc dans ses pleines attributions, car s'y trouvaient des cultures indispensable à la vie dans la Base. Évidemment la pression ambiante influait sur le rendement final des cultures, elle n'avait pas besoin d'un rapport de trente pages pour lui expliquer. Elle regarda la proposition donnée par l'équipe qui avait rédigé le dossier, c'est à dire une inspection puis une action en conséquence, et signa les habituelles autorisations d'expédition dans l'espace, d'ouverture des panneaux de commande de pressurisation aux personnes compétentes, et transmit le dossier au service de réparations internes et externes qui était autorisé à agir conjointement à ses équipes.
Elle regarda son cadran de montre. Il était presque dix sept heures. Josh sortait du travail plus tard, vers dix neuf heures. Elle aurait le temps de le prévenir avant qu'ils y aillent. Seize heures cinquante neuf. Dans une minute le cadran de sa montre sonnerait, pour signifier l'arrêt du travail. Elle devait pourtant continuer à travailler jusqu'à ce moment précis, comme si elle ignorait qu'elle allait arrêter une minute plus tard. Il fallait trouver un autre dossier. Heureusement, dans l'administration, il y a toujours des dossiers en retard, en suspens, ou simplement oubliés au fond d'un tiroir sans espoir de retour. Elle plaça le dossier poussiéreux de réhabilitation d'un module de l'ère soviétique sur son bureau, prêt pour le lendemain, et se leva au moment où le cadran sonnait.
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SURVIVABLE
Science FictionVoilà près de 50 ans que toute forme de civilisation a disparu de la Terre à la suite d'une apocalypse nucléaire. Dans l'obscure forêt qui recouvre désormais toute la partie Nord de l'Europe, des descendants de survivants continuent à se battre au q...