Dahlia

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Dahlia détestait devoir finir ses clients à la main. C'était vraiment répétitif, ça donnait des courbatures, et c'était assez dévalorisant à la longue. Mais bon, le client est roi, comme on dit, alors elle finissait, elle finissait. Si elle était vraiment forte, on lui donnait un petit pourboire. Elle espérait que grâce à ça elle pourrait acheter une maison sur la butte, une grande maison propre et bien construite, pour être la gérante d'un établissement encore plus grand et luxueux. Mais ses clients étaient aussi riches que radins, c'était d'ailleurs pour ça qu'ils étaient riches, sûrement. Et ils pensaient sûrement que le prix qu'ils payaient était déjà bien assez suffisant pour ne pas se fendre d'une petite gratification.

Parce que Dahlia était une pute. Catin, prostituée, salope, gueuse, putain, distributeur d'orgasmes... des synonymes à n'en plus compter. "Pute". Plus court, cela traduisait en une syllabe toute sa vie, bien courte et déjà bien remplie. Sa mère était déjà dans la profession, la pute la plus renommée de tout New L.A. en son temps. Et puis elle était tombée enceinte, et son corps bouffi et marqué par la grossesse avait signé l'arrêt de sa carrière florissante. Elle s'était suicidée en fonçant sous le cheval du lord qui avait refusé de payer "pour de la marchandise aussi avariée". La petite Dahlia, du nom d'une fleur des anciens temps, avait pour ainsi dire grandi dans un bordel.

Il n'y avait pas à proprement parler d'école du sexe à New L.A. alors Dahlia avait appris par mimétisme, en regardant ses aînées connaître leur heure de gloire, les unes après les autres, avant d'être recyclées après une grossesse ou la quarantaine. Les vieilles putes n'intéressaient plus personne, dans la clientèle très haut de gamme du bordel de Tricia. Elle s'était promis que jamais ça ne lui arriverait neuf ans auparavant.

A onze ans elle avait commencé à arrêter de manger deux fois par jour pour économiser en repas et pour ne pas prendre se graisse. Elle s'était mise à courir dans les ruelles boueuses, pour avoir des jolies formes. Pas de graisse, pas de vergetures, une jolie petite fille. Elle avait toujours pris soin de ses cheveux blonds, si blancs presque que Tricia lui avait dit qu'on aurait cru qu'elle venait du nord. A douze ans elle avait appris à les tresser comme les sauvages des forêts, et à prendre des airs rebelles comme si elle était une étrangère. Seuls restaient les saignements de l'utérus, qu'elle camouflait de son mieux, et les douleurs liées à l'acide rongeant toujours son ventre.

Tricia avait réussi à faire patienter ses clients les plus excités jusqu'à ses quinze ans pour tirer une somme astronomique de son pucelage. Rien qu'avec cette somme elle avait fait refaire tout l'établissement. Elle disait toujours à Dahlia qu'elle était un prodige, célébrité avant même de commencer à travailler. Sa première fois avait été avec un lord aussi laid que richissime, qui avait fait revoir les ambitions de princesse de Dahlia à la baisse. Il avait fait son affaire en quelques minutes, après lui avoir demandé de grogner comme un ours et de lui mordre la queue, ce qui l'avait excité à un point au delà de la compréhension de la jeune fille.

Six mois après, elle avait roulé sa bosse, de palais en palais, de client en client. Chaque fois c'était comme une nouvelle pièce de théâtre improvisée à moitié. Nouveaux costumes, nouveau jeu, nouvel interlocuteur. Et toujours le même argent dont la félicitait Tricia et dont elle ne voyait jamais le bout.

Elle dut fermer les yeux quand son client commença à gémir de plaisir au dessus d'elle. Elle ne connaissait pas son nom, et n'avait pas eu à le prononcer, parce qu'elle jouait la comédie de la nordienne en fourrure. Et puis il n'avait pas payé pour une nuit entière. Un de ces parvenus qui n'ont pas assez pour profiter à cent pour cent de ce qu'ont tous les puissants. Manifestement, ça lui plaisait quand même. Elle leva vers lui ses yeux bleus de glacier, et commença à se relever.

Le temps c'est de l'argent, elle avait appris. Alors elle agissait. Elle se rallongea sur ses fourrures, et son client fouilla dans ses habits éparpillés dans la chambre pour lui jeter trois pièces d'or. Parvenu mais généreux. Elle attrapa les pièces au vol, et se rendit directement à la salle de bains. C'était son travail. La suite n'était pas son affaire. Le monsieur serait raccompagné avec tous les honneurs et on lui dirait "à la prochaine fois, monseigneur", avec un clin d'oeil, comme s'il allait revenir avec tout l'argent qu'il avait perdu pour rien.

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