Elio

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"Échec et mat", annonça calmement Lola, pour la cinq centième fois de la journée, lui semblait-il.

Il se leva d'un bond, et sortit de la cabane. Ses nerfs n'allaient pas supporter une partie de plus. Il enleva son t-shirt crasseux et commença à courir. Courir au delà de toute limite, de toute angoisse. Chaque idée qui commençait à se former était immédiatement semée sur le chemin, dépassée avec la même force active qui brûlait au fond de lui. Il dévala la pente jusqu'au barrage, le traversa à toute vitesse, en ne faisant pas attention au paysage surnaturel en contrebas, et remonta la vallée de l'autre côté jusqu'à ce qu'il ne puisse plus tenir l'allure. Il surplombait déjà la vallée d'une centaine de mètres. Ses cuisses et ses poumons lui brûlaient, mais il repartit encore plus loin. Le rocher était proche.

Le rocher était l'endroit qu'il préférait dans cette forêt. La cabane de Lola n'était pas pour lui un tel abri que cette roche en plein air, surplombant la vallée de sa plateforme de sang. Il avait sa marque dessus. Il y avait versé son sang. Il regarda sa main s'engageant dans l'effort, sa main trouée par une croûte noire qui peinait à cicatriser depuis qu'il s'était réveillé quelques jours auparavant. Il avait perdu la notion du temps en venant ici. Le rocher se présenta devant lui et il bondit pour en crocheter le sommet. Il se hissa à la force des bras, et s'assit sur le rebord.

D'ici il dominait un monde. Un monde fou, un monde sans cesse changeant, un monde mort et pourtant plus vivant que jamais. Un monde qui avait souffert, qui en portait les stigmates et qui continuait à s'autodétruire inlassablement tout en trouvant toujours des nouvelles formes de vies, si belles et si éphémères. Le rocher était déjà là à l'apparition de la première vie, il serait là lorsque le dernier organisme du monde disparaîtrait en cendres. Il était de ces choses qui ne changent pas dans le temps, si ce n'est quelques rondeurs pluvieuses, ou des larmes de sang. Le sang venait de la vie. Il en était la source jaillissante, le crépuscule assombri, les méandres écarlates et crus. Ici Elio pouvait être calme.

Les échecs étaient beaucoup moins intéressants que voir le monde se balancer devant ses yeux, depuis le lac à l'ouest vers la plaine au sud, qu'on ne pouvait même pas deviner derrière les monts qui avaient depuis toujours formé son horizon. Seule la rivière serpentant pouvait laisser supposer que les montagnes s'aplanissaient à un moment pour laisser place à un "autre chose" étrange et plat. Il regardait intensément ces montagnes grises, découpées dans le ciel gris en une dentelle fine de plis et replis, de bords déchiquetés et de vallées qui avaient dû être vertes au moment où Lola voyait. Chacune était unique, comme celle-ci, avec son barrage et sa petite forêt qui montait jusqu'à une altitude critique. Le lac et son pourtour étaient les seuls endroits plats de la petite vallée.

Il ne se sentait pas vraiment enfermé ici avec pour seule compagnie une aveugle surhumaine, plus vieille que le barrage semblait-il, mais il avait envie de s'échapper. Comme dans ses rêves lorsqu'il était enfant, quand il s'élançait du haut d'un arbre pour s'envoler loin au dessus de son village. Il pouvait s'échapper, sortir de son monde pour le dominer, loin au dessus, proche du soleil.

Il se rendit compte qu'il avait pensé tout haut quand Lola lui répondit : "C'est l'avantage des rêves...". Il rougit et descendit du rocher. Qu'avait elle entendu exactement ? Quand il fut arrivé en bas, il ne la vit nulle part. Deux solutions : soit elle avait disparu, soit elle n'avait jamais parlé et il avait entendu sa voix souffler dans son esprit. Elle le faisait douter, parfois, de l'existence de la magie. À la croire ces bois avaient été occupés par des mages et des sorcières en tous genres, des héros de contes pour enfants et des monstres à se lever la nuit. Mais Elio n'avait pas peur de la nuit, il était plus intrigué qu'autre chose par la magie que Lola semblait déployer autour d'elle pour être en phase avec la forêt.

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