Chapitre 3

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Margaret-Harriet est, de nous seize, la seule que tous identifient au premier regard. Une longue balafre court de sa pommette droite au bas de son menton, évitant de peu le coin de sa bouche. Une cicatrice qu'aucun maquillage ne peut totalement cacher...

Pour cette raison, Harriet ne sort jamais du bunker. Elle n'a plus endossé le rôle de la princesse depuis le jour de son accident. A l'époque, nous avions huit ans. C'était pendant une leçon d'équitation dans le manège du niveau -5. Ce qui est arrivé à Harriet aurait pu frapper n'importe laquelle d'entre nous. Son cheval a refusé de sauter un obstacle, et elle est tombée. La fermeture d'une sangle lui a déchiré le visage au passage. Je me souviens encore du sang qui lui a couvert le visage d'un coup, et de ses cris.

Un médecin est descendu au plus vite pour s'occuper d'elle. Il a préconisé d'emmener Harriet à l'hôpital le plus proche, où les technologies modernes auraient permis de rendre à notre sœur un visage aussi lisse qu'avant. La gouvernante Seymour a refusé. Une autre d'entre nous était déjà en train de jouer le rôle de la princesse à l'extérieur, et faire sortir Harriet en même temps aurait compromis notre secret. Et rappeler notre sœur pour faire l'échange avant d'amener Harriet à l'hôpital aurait également attiré l'attention des médias. La gouvernante Seymour a donc insisté pour que le médecin opère notre sœur dans le bunker, avec les moyens du bord. Quitte à ce qu'Harriet reste défigurée.

Cet accident a été la cause de l'une des seules visites de la reine Victoria II dans notre bunker. Lorsqu'il est apparu clairement qu'Harriet ne pourrait plus jamais jouer le rôle de la princesse Margaret, il s'est posé la question de savoir ce qu'elle allait devenir. Jane et Dorothy, les plus téméraires d'entre nous, sont allées écouter à la porte de la gouvernante Seymour pendant que celle-ci s'entretenait avec la reine du sort d'Harriet. J'ai insisté pour que Jane me raconte tout, plusieurs fois, et j'ai retenu chacun des mots qu'elle a prononcés. Déjà à huit ans, j'avais le pressentiment que je ne devrais jamais oublier cette conversation. La reine s'était emportée :

"Ce qu'elle va devenir ? Mais qu'est-ce que j'en ai à faire, de ce qu'elle va devenir ? J'ai fait créer quinze clones de la princesse à sa naissance pour la protéger et l'aider à remplir sa tâche. Cette Margaret-Harriet ne peut plus remplir sa fonction. Elle est inutile. Qu'on agisse en conséquence. D'ailleurs, vous avez bien fait de ne pas compromettre les autres en envoyant cette clone à l'hôpital. Rappelez-vous que ce ne sont que des copies de protection de la princesse. De simples sauvegardes. Aucune ne mérite qu'on mette en péril les autres. Alors, une de plus ou une de moins..."

A l'époque, nous détestions toutes la gouvernante Seymour, qui se montrait si sévère avec nous. Pourtant, elle avait essayé de défendre notre sœur :

"Harriet ne pourra plus jamais jouer le rôle de la princesse, certes, mais c'est une petite fille pleine de vie et très intelligente. Elle était l'une des plus prometteuse des seize. Est-ce vraiment nécessaire d'envisager des mesures extrêmes ?

- Pleine de vie ? Intelligente ? Vous perdez de vue ce qu'elle est réellement, Seymour. Une clone, une simple clone. Je l'ai créée avec une mission particulière. Elle n'existe pas au-delà de cela, et maintenant, elle n'est plus capable de remplir ses fonctions. Alors faites le nécessaire."

Je ne sais ce qui serait arrivé à Harriet si la gouvernante Seymour avait été moins vive d'esprit. J'espère de tout mon cœur que les apparences sont trompeuses, et que la reine souhaitait que le visage de notre sœur soit modifié pour lui rendre son anonymat et pour qu'elle puisse continuer sa vie d'une autre manière. Qu'elle ne souhaitait pas sa mort...

Mais je ne le saurai sans doute jamais. La gouvernante Seymour avait en effet lancé :

"Harriet peut toujours nous être utile, votre Majesté.

- Ah bon ? J'aimerais bien voir ça... Expliquez-vous.

- Même si elle est défigurée, elle a toujours le même ADN que les autres. Avoir une clone sous la main pour tester les médicaments, les produits de beauté ou même les coupes de cheveux que nous voulons appliquer à la princesse ne serait pas de trop. Cela permettrait d'éviter qu'une réaction allergique se déclenche chez l'une de celles dont nous pourrions avoir besoin à l'extérieur."

La reine avait réfléchi quelques secondes avant de répondre :

"Soit. J'imagine que cette gamine peut encore faire cela. Mais elle ne devra jamais plus sortir du bunker. Et si elle vous cause trop de problèmes en regard de son utilité, vous avez ma bénédiction pour en faire ce que bon vous semblera. Je ne veux plus jamais en entendre parler."

Ainsi, le destin d'Harriet était scellé. Elle qui aurait pu, par l'intelligence et la bonne volonté qu'elle montrait enfant, accéder à une spécialisation qui l'aurait mise en lumière, erre sans but dans le bunker depuis dix ans. Elle est dispensée du travail assidu qui nous est imposé : à quoi bon, puisqu'elle ne reverra jamais le jour ? Elle insiste pour suivre tout de même les cours de tronc commun avec nous le matin, et le reste du temps, elle s'instruit en dilettante, piochant parfois dans mes livres de littérature, demandant à Margaret-Susan de lui apprendre quelques mots de portugais, servant de partenaire d'entraînement à Margaret-Jane. La seule chose qu'elle n'a plus jamais faite, c'est remonter à cheval.

Depuis dix ans, je ne peux plus la croiser sans culpabilité. L'enfermement me pèse parfois, mais ce n'est rien face à ce qu'elle endure, prisonnière depuis son enfance à cause d'un accident. Je lis dans ses yeux l'envie et l'amertume. Je ne serais pas surprise si on me disait qu'elle est au bord de la dépression. Ce qu'elle a vécu a eu raison de la bonne humeur qui lui était naturelle...

Aujourd'hui, comme à son habitude, elle me salue sèchement quand j'entre dans la salle de jeux :

"May. Et Elizabeth. Salut."

Je réponds sur le même ton :

"Harriet."

Un silence pesant s'installe. Que dois-je faire ? Ignorer Harriet ? Ou intégrer notre sœur malgré mon mal-être ? Finalement, c'est Elizabeth, plus altruiste que moi, qui résout mon dilemme en expliquant à Harriet :

« Nous voulions faire une pause tant que la gouvernante Seymour ne nous force pas à travailler. Tu veux te joindre à nous ? »

Harriet lui répond sèchement :

"Ca va, merci. Jouez toutes les deux. Je peux rester seule."

Et elle lance à Elizabeth un regard qui lui fait clairement comprendre qu'elle ne veut pas de la gentillesse qu'elle lui montre par compassion, avant de quitter précipitamment la pièce. Je soupire, à la fois soulagée par le départ d'Harriet et attristée de la sentir si amère. Je mesure ma chance de pouvoir, parfois, sortir du bunker pour cueillir quelques heures dehors.

Et je ne peux m'empêcher de frissonner à l'idée de ce qui m'arrivera si je me révèle un jour incapable de continuer à remplir le rôle qui m'a été fixé...

Royales [Sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant