Chapitre 4

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Elizabeth et moi avons de la chance. Personne ne vient nous déranger dans la salle de jeux, et nous avons le temps de discuter longuement. Nous commentons le lancement de l'application dédiée au quotidien de Margaret : nous avons peur des contraintes que cela va impliquer pour nous. Davantage de rencontres avec la community manager de la princesse, Melyna, davantage d'attention portée à la cohérence de la chronologie des journées de Margaret... Heureusement, avec nos spécialisations en histoire et en littérature, nous ne serons pas les plus touchées. Je sais cependant que je devrai fournir régulièrement à Melyna des titres de romans qui m'ont plu pour alimenter la section « Culture » de l'application.

Nous parlons tant que l'heure de manger arrive. Tant pis pour les études... Elizabeth et moi remontons vers le niveau -1 du bunker, la grande salle commune qui nous sert, entre autres, à prendre nos repas. Les tables sont déjà dressées, et quelques unes de nos sœurs patientent, assises, soit en discutant entre elles, soit en travaillant. Je jette un œil au menu : tofu et légumes... Rien d'étonnant, mais je soupire tout de même à l'idée du repas fade qui m'attend. Manger de la viande est progressivement devenu un luxe en Grande-Bretagne avec l'augmentation du taux de pollution au cours du siècle précédent...

Alors que la salle se remplit petit à petit, la gouvernante Seymour fait son apparition. Aussitôt, nous nous redressons toutes, et les discussions cessent. Cependant, notre gardienne ne semble pas être là pour faire la discipline. Elle balaie l'étage du regard, puis appelle :

"Margaret-May !"

Les regards de mes sœurs se tournent vers moi, et je me lève aussitôt pour rejoindre la gouvernante, à qui je dis :

"Je suis là, Madame Seymour.

- Parfait. Margaret-Gisele ne va pas tarder à rentrer. La princesse prend son repas en famille ce soir. La reine a demandé à ce que vous assumiez son rôle. Vous dormirez également dans la chambre officielle cette nuit. Vous céderez votre place demain matin à Margaret-Charlotte, qui doit assurer l'entraînement d'équitation public de la princesse."

Je ne peux réprimer le sourire que font naître ces propos. Je vais sortir du bunker pour quelques heures ! Les clones les plus proches de moi me jettent des regards envieux. Je ne m'en préoccupe pas : ce soir, c'est à mon tour d'être heureuse et d'entrer dans la lumière... Soucieuse de donner une bonne impression à la gouvernante, je lui demande, professionnelle :

"Y a-t-il des enjeux particuliers au dîner de ce soir ?

- Non. C'est un simple repas privé, sans invité particulier ni journaliste. Vous devez simplement faire acte de présence."

Même hors des cérémonies officielles, une clone joue toujours le rôle de la princesse. Il faut donner le change au personnel du palais, dont la majorité ignore le secret de Margaret. De plus, dans le cas où un paparazzi parviendrait à prendre des clichés de la famille royale dans son intimité, la princesse devrait figurer dessus. Ce dernier cas n'est pas rare : les drones photographes développés par les grands groupes de presse sont de plus en plus sophistiqués et échappent de plus en plus souvent à la surveillance des gardes du palais.

La gouvernante Seymour m'exhorte :

"Dépêchez-vous de vous rendre en salle de préparation, Margaret-May. Vous y êtes attendue."

Je hoche la tête et me dirige en hâte vers une porte située à l'extrémité de la salle commune. Derrière elle se trouve la zone qui sert d'interface entre le bunker et le palais. Elle comprend entre autres un petit salon de beauté, où coiffeurs, maquilleurs et habilleurs se chargent de nous préparer lorsque nous nous apprêtons à sortir jouer le rôle de la princesse Margaret. Il faut en effet que la transition entre la clone qui revient et celle qui part soit parfaite : nul ne doit pouvoir se rendre compte de la substitution...

Je suis excitée : je n'étais pas sortie du bunker depuis des jours ! Même si ma spécialisation en littérature me vaut rarement d'être mise en lumière, j'ai la chance d'être souvent appelée par la reine pour des occasions comme celle de ce soir, quand aucune compétence particulière n'est requise et qu'une clone doit juste tenir le rôle de Margaret au sein de sa famille. Pourquoi ? Je ne le sais pas vraiment : ni Victoria II ni la gouvernante Seymour n'ont jamais jugé bon de me l'expliquer. Lorsque j'y réfléchis, je me dis que peut-être, ma spécialisation en littérature me vaut l'intérêt particulier de la reine, parce qu'elle lui rappelle son défunt mari, Lord Henry Beresford, qui était lui aussi passionné par la lecture et qui écrivait lorsque son devoir de prince consort lui en laissait le temps. Il est mort quelques semaines après la naissance de la princesse Margaret, assassiné par son propre peuple lors d'un soulèvement contre le pouvoir en place. Elizabeth pense que notre grand-mère aurait fermé son cœur ce jour-là. Personnellement, j'ai du mal à l'imaginer aimante, même avant cette tragédie. Mais elle me manifeste davantage d'attention qu'à d'autres clones, ce qui me permet d'avoir davantage d'occasions de monter à la surface, alors je n'ai pas intérêt à lui faire comprendre que de mon côté, la froideur qu'elle conserve en toute circonstance m'empêche de l'apprécier réellement.

Lorsque j'entre dans la salle de préparation, l'équipe en charge de moi ce soir est en train d'étudier sur un écran une photo en pied de Margaret-Gisele, prise à l'instant dans la chambre officielle de la princesse, qui dispose d'un appareil spécialement dédié aux clichés de continuité. Les préparateurs se retournent alors vers moi et aussitôt, je suis prise dans un tourbillon : je dois enfiler les bons vêtements, coiffer mes cheveux exactement comme ceux de Gisele... Cette dernière s'est légèrement égratigné le dos de la main au studio de télévision : la marque est reproduite sur mon propre corps.

Quand ils en ont terminé avec moi, je suis le parfait reflet de Gisele, moins l'aisance naturelle qui est son point fort, bien entendu. Mais cela, seul mon œil de clone peut le distinguer...

Je sors ensuite de la salle de préparation pour me diriger vers l'entrée du passage qui relie directement le bunker à la chambre de la princesse. Cet escalier secret est gardé en permanence par l'un des membres du personnel de notre complexe secret : la gouvernante Seymour craint, probablement à raison, que certaines d'entre nous se glisseraient dehors sans autorisation sans cette précaution. Et j'avoue que je saisirais moi-même des heures de liberté à l'extérieur si j'en avais la possibilité sans risque d'être arrêtée et sévèrement punie.

Lorsque j'arrive à l'entrée du passage, prête à m'élancer hors du bunker, le garde m'arrête :

"Je suis désolé, votre Altesse."

Quand nous sommes dans la zone d'interface, on nous traite déjà avec les égards dus à la princesse. Dès que nous quittons la salle commune pour entrer dans cet espace de transition, nous ne sommes plus une clone : nous sommes une jeune fille unique. Cette considération est déjà en soi jubilatoire.

Le garde m'explique :

"Des fleurs ont été envoyées à l'Altesse actuelle de la part du présentateur de l'émission où elle apparaissait tout à l'heure. Elle doit l'appeler pour le remercier avant de descendre. Vous pouvez attendre dans l'antichambre. Je vous ferai signe quand vous pourrez monter."

Prenant le ton royal qui m'a été inculqué, je lui réponds :

"Je vous remercie."

Puis, du pas lent associé au rôle que je joue, je me dirige vers l'antichambre, une petite salle prévue exactement pour ce que je vais faire : attendre jusqu'à ce que je puisse monter à la surface. C'est un lieu très simple : on y trouve deux fauteuils, rien de plus. Cet endroit est associé dans mon esprit à de nombreux souvenirs de frustration : les secondes s'écoulent si lentement quand on attend de sortir... Cela dit, ce soir, je prends mon mal en patience : c'est vrai que Gisele sera bien meilleure que moi pour se montrer charmante au téléphone et attirer sur la princesse les bonnes grâces de son interlocuteur.

J'attends ainsi quelques minutes, tapant nerveusement du pied par terre d'une manière bien peu princière. Enfin, la porte s'ouvre : je me redresse donc, m'attendant à ce que le garde entre pour me signaler que je peux quitter le bunker.

Mais ce n'est pas lui qui pénètre à l'intérieur de la pièce. C'est une de mes sœurs. L'une de celles que je connais le mieux, parce qu'elle partage ma chambre. Margaret-Jane.

Et elle n'a strictement aucune raison d'être là.

Royales [Sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant