Goliard

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Le vent thermique gonfle de son souffle tiède le trapèze de toile grise et vogue le pointu ; lune noire, navigation furtive aux étoiles et aux ombres.

Un homme seul, capuchonné de bure, croise sous la voie lactée.

Á la peine, l'aviron gouvernail lui pèse, les courtes vagues de l'étang de Taur le pressent par l'arrière et il s'essouffle à remettre en ligne la nacelle de bois ; qu'importe, il a coutume de sillonner sa lagune par tous les temps, d'un bord à l'autre, négociant vents et courants, arpentant de jour et de nuit les mêmes routes d'eau, y traçant les mêmes blessures, sitôt ouvertes et sitôt refermées.

C'est Personne le solitaire, couleur de muraille il ne donne pas de nom. Les rares qui le connaissent, quand ils le nomment, disent : Goliard, ou l'Errant.

Il a erré, ses longues années de jeunesse, sur routes et chemins, possédé par la passion de la connaissance, d'universités médiévales en monastères, de Saint-Jacques à Cordoue et de Grenade à Rome, écrémant « l'Enfer » des bibliothèques pour renouer les savoirs épars, se forger une conscience rationnelle et remettre les mythes à leur place.

Cherchant Dieu : la grande affaire de son époque, figurant partout.

Lui, ne l'a trouvé nulle part.

Les bancs de mulets dorés sautent hors de l'eau devant la proue. L'un d'eux retombe dans sa barque, trop petit. Il se penche, l'attrape d'une main, le rejette. Il s'amuse de son escorte de poissons volants. Ils n'ont pas d'ailes pourtant : fuseaux de muscles apeurés, ils giclent des flots pour rebondir plus loin.

C'est signe que les fonds remontent sous la coque.

« Mèfi ! Les toques ! »

Il cale sa barre d'un taquet pour courir à l'avant scruter l'obscurité et chercher la bonne passe, large et profonde, le grau du Quinzième. Dans le noir, pas de dressières, pas d'amers, il navigue à l'oreille, écoute le clapot et reste dans les eaux vives au large des bancs de sable coquillier.

Son regard balaie l'obscurité sans s'y perdre. Angélique, réglisse et carottes sauvages ont aiguisé sa vision nocturne mais elle est encore loin de valoir celle des chats, alors il lâche la toile pour ralentir, et ainsi, mieux contrôler sa route. Les crêtes blanches le cernent et le guident et il passe dans le courant.

Passé, il se découvre en sueur, détendu, soulagé, et il retrouve ses marques dans le labyrinthe des roselières cernées d'eau noire qui le séparent de la mer. Un territoire fluide et flou : vasières planes de funeste réputation, trous morts, pertes et feux follets, sables mouvants et bancs de vase en mélange, du même gris perfide, havres et pièges imbriqués...

Les graus de franche sortie sont rares au milieu des dédales à cul de sac mais ce devineur ne se laisse pas abuser dans son fief, ses sens en alerte passent au crible le moindre signe.

Et justement, du coin de son œil droit, il entrevoit une forme, nimbée de vapeurs énigmatiques, une fantomatique réplique de sa nacelle dans la brume volatile.

Impensable, personne ne se hasarde, à fortiori de nuit, dans ces parages trompeurs. Il cligne des paupières pour dissiper le mirage et, ce faisant, discerne une longue embarcation, basse sur l'eau, qui glisse dans sa direction.

Lorsque les vapeurs délétères et glacées l'environnent, il se prend à trembler et l'angoisse lui serre le cœur. La périssoire et son nautonier en haillons se précisent : un spectre décharné qui emporte deux passagers recroquevillés à l'arrière se déplace sur les hauts fonds à l'aide d'une longue perche.

Le Goliard et la ScriboteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant