La corbite.

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Il repense à la dernière question de Gauvain. Pourquoi est-il revenu à Massilhan ?

Il a répondu sans réfléchir et sa réponse l'a surpris : la mer, comme une échappatoire à un monde inhumain, carcéral et macabre.

La mer, en ligne de fuite...

Et là justement, il a besoin de se laver dans l'infinie pureté des ondes originelles, en solitude, ou du moins il le croit.

Á la sortie de l'étang vert, la Méditerranée en plein midi, éblouissante comme une flaque d'argent poli ; à l'ombre de sa voile, Goliard, nu, fait route en filant une ligne. Dans la passe, il a déjà pris deux loups et une aiguille verte. De sa main en visière, il filtre la réverbération solaire pour mieux examiner la côte désespérément plate, une malédiction pour les marins en quête de repères. Il réussit à aligner le haut du grand pin esseulé sur le rivage avec le clocher de Massilhan qu'il devine plus qu'il ne le voit dans la brume de chaleur de l'arrière plan. Le deuxième amer, lointain sur la ligne des crêtes, celui qui permettrait une triangulation fine, est masqué par le brumesh. Il n'a qu'une direction pour localiser ce qu'il cherche dans cette immensité, une chance sur deux, au mieux...

Barre calée, à la pointe de sa nacelle, il scrute les fonds, le bleu ; à défaut de la masse sombre, il espère tomber sur le banc de bogues qui patrouille souvent autour et au dessus de l'épave, son épave.

Un friselis à la surface attire son attention, un banc de melette au ras de l'eau, de minuscules athérines affolées ; dessous chassent les prédateurs.

Un désert de sable blond, six à sept mètres de fond, il dévie légèrement sur la droite et redécouvre l'oasis : sa grande corbite romaine, couchée sur le flanc et ensablée aux deux tiers, environnée de poissons brillants dans une eau cristalline.

Il choque et affale sa voile et dans le mouvement jette une ancre antique, une pierre trouée en son centre, ronde comme une meule avec deux becs de bois.

Il tire sur la corde, le mouillage tient.

Il reste dans l'abri de la côte et ne s'aventure en pleine mer que lorsque les eaux y sont claires et rassurantes, il a compulsé trop de livres sur les monstres benthiques, les Léviathans diaboliques à l'affut dans le grand bleu. Il n'a pas pris pour argent comptant ces récits de voyages délirants mais les illustrations et enluminures terrifiantes ont laissé des traces. Il a également déchiffré des ouvrages d'observations scientifiques, crédibles eux, notamment les « Halieutiques » d'Oppien de Corycos qui détaille nombre d'espèces et il est fasciné par la diversité des bêtes marines.

Pour voir dans l'eau, il a une technique. Il se fabrique un monocle en sculptant un morceau de navet frais tiré d'une bourse de cuir, puis il l'évide de la pointe de son couteau pour y insérer un fragment de verre poli. Mouillé, il adhère, la pression le maintiendra en place et finalisera l'étanchéité. Un panier plat, lesté d'une pierre, complète le rudimentaire bagage. Ce n'est pas la première fois qu'il s'immerge dans cet équipement et les deux fois précédentes son ingénieuse lunette lui a permis de travailler au fond malgré un champ de vision restreint.

Accroché à sa corde guide, il descend main sur main avec une grande économie de mouvements, en contrôlant sa respiration et la pression sur ses tympans.

L'ancre est posée de biais sur le bordé de l'épave : une longue pièce de bois noir taraudée de partout d'où dépassent des clous de bronze verdi. Tout le reste, un fragment de mât, la poupe, la coque bâbord et la moitié du pont, déborde du sable, colonisé par un jardin d'algues encroûtantes, de buissons de gorgones, de coralligène multicolore, et sert de support à la vie marine.

Le Goliard et la ScriboteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant