Manigances.

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Honni soit qui mal y pense.

La nouvelle du rapt de leur Dame s'était propagée comme un incendie.

Dans l'instant toute la gen est debout se lamentant pendant que les derniers acharnés retournent, détruisent sans discernement et pillent tout ce qu'ils trouvent dans le Ghetto.

On court au château, désert, et là aussi : mystère.

Les assaillants se sont évaporés en emportant la belle Scribote.

« Ces maures maudits ont fait alliance avec le diable !

- Ils ont partie liée avec les juifs ! »

Un pâle soleil se lève sur la cité durement éprouvée.

Le mal des ardents, lui, semble stoppé. On ne signale plus de nouveaux cas et ceux qui n'en ont pas trépassé éprouvent une légère amélioration de leur état mais les séquelles resteront, terribles dans la plupart des cas : membres et organes nécrosés, oreilles, nez, langues, doigts, orteils, voire pieds, mains, bras et jambes, sècheront et se détacheront des corps dans les jours qui suivront. Ensuite, la gangrène les décimera. Pour les survivants, certains en demeureront déments, aveugles, culs de jatte, manchots, grabataires et reformeront le groupe anéanti des misérables, des mal foutus.

Le bayle à l'hôpital, terrassé par une apoplexie, le viguier disparu, le curé donne les ordres et reprend en main le troupeau égaré et terrifié.

Le viguier n'est pas loin, il chevauche, deux lieues jusqu'à la cathédrale fortifiée d'Agde qui dresse au bord du fleuve sa forteresse noire de basalte massif et le palais épiscopal où il doit rendre compte.

Il y arrive en tout début de matinée, confie sa monture aux gardes et se précipite chez son suzerain, le Prince Évêque.

On lui refuse l'entrée, on lui dit de revenir plus tard. Il insiste, menace de scandale, tempête, évoque des sanctions...

On s'enquiert.

Il est enfin reçu dans la chambre du prélat qui prend un copieux petit-déjeuner dans son lit, en chemise de nuit blanche brodée d'or filé, adossé à une montagne de coussins et enveloppé jusqu'au double-menton dans un édredon de plumes d'oie.

Le plateau posé sur ses genoux déborde de victuailles.

« Mes respects monseigneur.

- Viguier ! J'espère pour toi que tu n'as pas abandonné tes administrés et forcé ma porte sans une bonne raison.
- Une nuit de mystère et d'horreur, d'hystérie et de crimes, que je suis venu vous conter par le menu.

- Tu m'en diras tant ! L'embarras était de ton ressort.

- J'ai fait au mieux. Vous en jugerez...

- Et c'est juste pour me délivrer une information villageoise que tu es là ?

- Il faudrait prendre d'autres mesures, recevoir vos ordres et il y a peut être quelque chose à retirer de tous ces évènements, Monseigneur.

- Á retirer ? Pour toi ou pour moi ?

- Pour vous. Je suis votre subordonné.

- Voyons cela. Conte, puisque tu es là. »

Le récit terminé, le prélat fait débarrasser le plateau, se lève ; retroussant sa chemise, il s'installe sur sa chaise percée et demande un siège pour son féal.

« Ainsi, le Maure voulait seulement la veuve ?

- Il semblerait Monseigneur.

- Et pour réussir son forfait, il était mieux que renseigné sur le moment et la géographie des lieux. Un sycophante était dans la place ! Tu devras avant tout trouver cet espion, ce serpent, ce traître qu'il a retourné contre ses frères chrétiens...

- Je m'y emploierai de toutes mes forces.

- Je compte sur ton zèle. Je vais de mon côté faire vérifier les sacs de grain un à un en mes greniers.

- Vous croyez...

- Que le docte juif a vu juste ? C'est probable.

- Ah !

- Réfléchis un peu. Si tout s'est passé comme tu me l'as narré, il ne peut qu'être dans le vrai.

- Et alors ?

- Le danger de pandémie écarté, tu maintiens la version officielle : les juifs sont des empoisonneurs. Tu es juge, et de ce fait, tu ne peux te déjuger, et il est malencontreusement trop tard pour rattraper ta bévue.

- Ah ?

- Ah ! Il eût mieux valu les taxer d'une amende massive et ne pas les livrer à la vindicte du bas peuple. Les juifs créent de la richesse copieusement taxable et tu m'as tué une poule aux œufs d'or.

- Et pour la Dame ?

- La Scribote est perdue. De toutes les manières, s'ils ne l'ont pas tuée, les maures l'ont irrémédiablement souillée à l'heure qu'il est.

- Alors qui...

- Lui succèdera ? Un homme, fort. Confier Massilhan à une femme était une aberration. Je vais laisser retomber la tension et j'attribuerai ce fief à l'un de mes familiers, un qui m'a bien servi...

- Monseigneur ?

- Pas toi viguier, pas toi.

- Je vous ai bien servi.

- Pas assez finement comme je viens de te l'expliquer.

- Et les maures ?

- Une épine dans notre pied. Ils sont de plus en plus envahissants...

- Je sais de source sûre qu'ils tiennent la colline de Saint Clair et qu'ils se sont établis dans la forêt de pins, côté mer...

- Je suis au courant. J'ai moi aussi mes espions et il faudrait une armée pour les en déloger.

- Puisque nous n'avons plus à nous préoccuper du sort de la Dame, j'ai peut être une idée pour nous débarrasser de cette engeance ou du moins pour les écarter des rives de votre étang du Taur.

- Je suis curieux d'entendre par quelle malice tu pourrais obtenir ce résultat. .

- Lors de notre dernier entretien, je vous avais narré la façon dont un pêcheur un peu plus malin que la moyenne avait grillé deux sarrasins et prévenu in extrémis le village d'un raid barbaresque.

- Oui.

- Le mistral est établi pour plusieurs jours monseigneur et il souffle à décorner les cocus comme on dit.

- Je crois que je vois où tu veux en venir...

- Il me serait facile d'instrumentaliser l'ire des pêcheurs de l'étang et sans lever d'armée de griller ou au moins de faire décamper ces maudits Sarrazins en allumant un front de flammes tel qu'ils ne pourront l'éteindre.

- La colline entière va brûler, des milliers de pins...

- On ne fait pas d'omelette sans casser quelques œufs. Les arbres repousseront monseigneur, la forêt reprendra ses droits, mais en attendant elle ne sera plus un havre, un abri trop commode pour nos ennemis qui devront retourner en Alger.

- L'entreprise est hasardeuse.

- Qui ne risque rien n'obtient rien. Je me fais fort de la mener à bien.

- Je ne suis pas contre.

- D'un autre côté, notre petit peuple de Massilhan était fort attaché à sa Dame Scribote qui pourrait pâtir de l'aventure.

- Une bonne chrétienne, viguier, nous la regretterons, elle est entre les mains de Dieu...

- Et si malencontreusement, elle grille avec les païens ? Elle est adulée de ses sujets. Ils lui vouent presque un culte. Que leur dirai-je ?

- Rien. Ne leur dis rien. Dieu jugera, et si cet attachement démesuré est malsain...

- Tout passe et tout lasse, monseigneur, je veux croire qu'ils finiront bien par l'oublier... »

Le Goliard et la ScriboteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant