Maladrerie.

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L'oiseau voletant devant lui, ils traversent le bourg.

Le jour levé, les portes en sont ouvertes. Devant eux, un paysan mène paître sa vache. La corneille les rattrape, se juche sur le cul d'icelle et ainsi se fait véhiculer. Un autre jour, cette facétie aurait amusé Goliard mais il est préoccupé...

En vue de la maladrerie, le vacher bifurque et sa vache le suit, emportant avec elle aux champs brumeux, le petit cavalier malicieux qui la pique de son bec, par jeu.

Une trouée dans l'enceinte de ronciers et deux buissons diablement épineux de part et d'autre tiennent lieu de porte à l'infirmerie de la mort lente. Sur le seuil de terre battue, deux grandes marmites, vides et récurées pour l'heure, attendent la prébende des confréries de pénitents qui, tous les jours et à tour de rôle, ont en charge de nourrir les malheureux pourris confinés en ce lieu.

Personne en vue, Goliard s'engage résolument dans le passage. Il n'y est jamais entré dans la journée mais le temps presse.

En plein soleil, le campement perd de son mystère. Les cabanes de bois flottés ramassés sur le rivage proche, tendues de vieilles toiles et de roseaux tressés ensemble, ont des airs d'épaves, de baleines de bric et de broc échouées au mitan d'une cour des miracles. Un petit groupe de loqueteux s'affaire en silence autour du maigre feu où ils réchauffent leurs gamelles de fer. Au fond de l'enceinte, sous une grande croix noire, une profonde fosse perpétuellement ouverte près d'un tas de chaux vive attend leurs dépouilles. La croix torse de deux branches noueuses se détache sinistre sur l'azur lumineux, attirant le regard et barrant la perspective. .

Dans la cahute centrale que rien ne distingue des autres, sur un lit de cendres, sont allongés Gauvain et sa lèpre, les mains jointes, dans la position des gisants de pierre de Saint Denis la Basilique.

« C'est toi Gautier ?

- Goliard.

- C'est juste, Goliard. La corneille t'a trouvé... Je n'en peux plus.

- Je suis là.

- Et la mort que tu me dois, elle est là ?

- Ta mort ? Comme la mienne, elle rôde autour de nous.

- La mienne se tient au pied du lit et n'attend que ton bon vouloir, mon frère.

- Je ne la vois pas.

- Mais tu peux la sentir. En tout cas, moi, je la sens. Tu renifles ma gangrène ? Je suis pourri, jusqu'à l'os, et tu n'y peux plus, rien, fini. Je brûle et souffre le martyre. C'est un avant goût de l'enfer, qui m'attend, mais on arrête là... Tes brunes liqueurs ne me font plus autant d'effet, et les rêves qu'elles me procurent ... tournent au cauchemar.

- Je peux te soulager encore, un peu... Voyons si mes petits asticots qui nettoient les plaies de tes jambes...

- Allons. Tu ne peux me guérir.

- Non.

- Alors, à quoi bon, tout ceci ?

- Tu as tenu longtemps.

- Grâces t'en soient rendues. Tu es le seul, qui ne m'ait pas tourné le dos.

- Tu es mon frère.

- De lait. J'ai tué ma mère en naissant, trop fort. La tienne m'a nourri, et pas seulement de lait, et pas seulement le corps...

- Elle aimait tout le monde.

- Je n'ai pas aimé grand monde... Maudite croisade... Je meurs sans descendance et ne regretterai que mon cheval, et mes chiens...

- Je ne sais ce qu'ils ont fait de ton destrier, mais tes mauchiens, ils en parlent encore. Ils les ont jugés en bonne et due forme puis condamnés et exécutés comme criminels : ils avaient dévoré ton fils.

- Ma malédiction sur lui ! Je suis devenu lépreux, et lui ivrogne. Tu n'étais pas encore revenu, mais on m'a conté l'histoire : il serait rentré saoul, de nuit, au castel, menant grand tapage... Les molosses ne l'ont pas reconnu et l'ont mis en pièces.

- Et ta femme ?

- La Scribote comme ils l'appellent ? Bigote lui siérait mieux. Qu'elle aille au diable... Gautier ?

- Tout le monde, hormis toi, a oublié Gautier. Je suis revenu Goliard et c'est bien ainsi.

- Tu as su échapper à ta condition, tu étais destiné au servage, mais moi, quand nous étions enfants, je voulais faire de toi un guerrier, mon capitaine.

- Une brute à tes ordres. Je n'en avais ni les aptitudes ni le désir.

- Et l'étude t'a permis de t'élever au dessus de ta caste ? Quand je te regarde...

- Dans votre monde, personne ne peut s'élever par le mérite, au moins mon esprit est libre.

- Libre... Moi aussi... Tu vas me libérer... Mais toi, tu ne l'es pas, libre... Tu es amoureux de Scribote.

- En quelque sorte.

- Depuis ce jour où tu l'as vue...

- Le jour où l'on vous a présentés l'un à l'autre, oui. Nous étions des jouvenceaux, elle ne m'a vu qu'une fois et ne peut pas se souvenir de moi. Elle n'est pas cause de mon départ, j'avais tracé mon destin ailleurs.

- Qu'est ce qui t'a poussé à revenir ? Scribote ? Moi ?

- Ni l'un ni l'autre.

- Alors ?

- La mer.

- Et tes livres ?

- Une vie de copiste à la solde des moines n'était pas pour moi.

- Sans vouloir te donner d'ordres et si je pouvais le faire moi-même... J'ai besoin de toi et je suis prêt, et tu l'es aussi, je le sens. Alors, ne traîne pas. Je ne sais qui m'attend, mais je ne gagne rien à attendre.

- Tu espères quoi ?

- Dieu. Il est peut-être miséricordieux ? Dis-moi...

- N'y compte pas trop.

- Tu ne crois donc en rien ?

- Le diable, peut être...

- Trop de peut être et trop de douleur, de misère... Je veux et je vais savoir ce qui se cache derrière le rideau.

- Rien. Ou pire qu'ici... Bon ! Tu es sûr ?

- Attends... Fais les entrer. »

Il n'a qu'un signe à faire et ils arrivent. Il les connaît tous, certains se traînent mais ils font cercle autour de celui qu'ils considèrent toujours comme leur suzerain.

Le plus valide, le plus droit, porte une brassée de chiffons. Il déballe une épée et la dispose sur le corps et les mains jointes de Gauvain qui le remercie d'une ébauche de sourire gingival, sans lèvres et sans dents.

« D'où elle sort celle là ? Qu'elle est noire ! Ils t'ont laissé ton épée ?

- Ils l'ont brûlée, comme le reste. Elle est dans un triste état, comme moi.

- Et comment ?

- Les juifs me l'ont récupérée, dans les cendres...

- Les juifs ?

- Ils se sont souvenus que je les avais toujours protégés, de bons vassaux, et tu les connais bien, toi, le goliard, le lettré...

- C'est vrai, ils me sont plus proches que tes chrétiens zélés.

- Voilà. Finissons-en. En chevalier, à défaut de Dieu, j'ai mon épée. »

Ils se regardent longuement.

Goliard récupère une fiole dans un coffre de bois noir dissimulé sous des hardes et en verse le contenu dans la bouche de son ami qui clôt ses paupières et s'endort à jamais.

Il sort et s'accroupit auprès du maigre feu. Il a froid. Ils l'ont suivi dehors. Sous leur capuchon d'ombre, ceux qui ont encore un regard examinent ses yeux et ses mains, vides.

« Il est à vous. Et surtout enterrez-le avec sa lame, votre seigneur...

- Alors, c'est aussi simple ?

- En apparence, oui. Après...»


Le Goliard et la ScriboteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant