Le Goliard et la Scribote

La tour de fustes.

Il se jette dans sa nacelle, hisse la livarde, déploie la voile et se pousse dans le courant. Pas besoin de lutter contre le vent, lui est au portant, il file déjà. Il ne faudra pas perdre une minute pour rallier le guet et réveiller les guetteurs, ils allumeront alors le feu qui préviendra les Francs de la menace et de colline en colline, de rivage en rivage, alertera tout le bassin de Taur...

Il échoue sa barque à quelques centaines de mètres du but.

Tout bien réfléchi, il préfère y arriver à pied, sous le couvert serré des tamaris, des blanquettes, et surtout des vagues de roseaux secs poussant dru sur le terre-plein de vase séchée.

Dans une clairière grise défrichée de main d'homme et sur une butte de sacs de sable scellés par la sueur des corvéables se dresse le donjon de veille.

A la lueur d'une torche de résine plantée en terre, deux silhouettes aux ombres massives s'affairent, ils ont traîné dehors le grand meuble-coffre et s'invectivent : tri et partage des dépouilles des deux guetteurs aveugles et silencieux.

Pendus par les pieds, ils encadrent la lourde porte cloutée de bronze. Les yeux crevés, nus, lacérés et égorgés salement ; sous chaque, une grande flaque de sang que le sol dur se refuse à avaler.

Goliard ne porte que sa dague, n'est pas guerrier qui veut, un affrontement n'aurait aucune chance de tourner à son avantage.

Comment procéder ?

Il retourne à la barque où il conserve dans le coffre avant, un germe d'incendie : de l'amadou et des braises enfouies sous la cendre, étouffées dans une oule de terre cuite et il tombe sur l'esquif des pirates camouflé sous les sansouires du bord ; au fond du bachot : deux casques et deux boucliers... Il le retient mais ne s'attarde pas, il s'encourt plié en deux.

Ricanant, il souffle, nourrit le feu jusqu'à ce qu'il recouvre vigueur, appétit, et le pouvoir de cramer les roseaux secs.

Il fragmente son démon familier et le disperse en demi-cercle autour de l'îlot en prenant soin de rester autant que possible dans le vent.

Les mercenaires reniflent.

Alertés par la fumée âcre, ils se retournent et interrogent des yeux les ténèbres. Indécis, ils s'injurient et enfin se décident à aller éteindre ces feux qu'ils entrevoient dans la broussaille.

Peine perdue.

Alors, ils essaient de les contourner mais les foyers se touchent et s'étendent rageusement formant barrière de flammes. Ils ont enfin compris qu'un ennemi dissimulé dirige cet embrasement contre eux et dégainent leurs cimeterres.

Trop tard, ils sont étouffés, environnés de fumée, leurs cris rauques couverts par l'intense crépitement. Attisées par le Mistral, les étincelles volent, les roseaux secs explosent et les barbaresques épouvantés se retrouvent serrés au cœur de l'incendie.

Au lieu de foncer à travers pour tenter de s'enfuir à la nage, ils se réfugient en traînant leur butin dans la tour de rondins encastrés : une haute fuste étroite de pins maritimes résineux et bien secs où ils périssent grillés, hurlant comme des possédés.

Horrible, mais l'odeur qui se dégage de la fournaise flatte les narines de Goliard : résine caramélisée et n'en déplaise aux croyants, quand tu crames un homme, une femme, païen, chrétien, juif, musulman, quelle que soie sa religion ou son athéisme, ça renifle pareil : le porc braisé.

Inconsciemment, Goliard fasciné s'est trop approché. La chaleur intense le fait reculer. Un avant goût des flammes de l'enfer ? Il est à la fois horrifié et transporté par ce qu'il a osé accomplir, et il a tué : deux guerriers...

Si Charon il y a, il va devoir retourner illico sur ses traces pour les prendre à son bord.

Le brûlot est visible à des lieues, une énorme bannière écarlate et or claque dans la nuit et paraît lécher les étoiles. Goliard ne prend pas le temps de contempler son grand oeuvre, occupé qu'il est à tirer à son tour des bords serrés, voile et bras tendus à se rompre, une navigation pressée, au plus court, visant à aborder le village du côté de la Maladrerie.