Charon.

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Trop c'est trop, le sort s'acharne. Au moment même où il commençait à se rapprocher de son étoile, le Maure brutal s'en empare de force et par la ruse.

Hébété, épuisé, tête vide et jambes molles, il s'assied et s'endort, calé entre deux rochers.

Un clapotis, une présence, le tirent d'un sommeil profond comme un tombeau.

Il entrouvre les yeux...

Charon, à quelques mètres de là, procède à l'embarquement de trois défunts sur sa périssoire. Une femme, deux hommes : Bethsabée, Abraham, Jéhuda, il se lève d'un coup, s'extrait du chaos de rochers, se démasque à leurs yeux et s'avance sans peur, détaché.

Les trois spectres pitoyables, sans expression, le dévisagent et de leur bouche d'ombre ne sortira aucun son.

« Mortel, reste à ta place !

- Je vous connais, Charon.

- Tu as souvent, à ton insu, croisé ma route de nuit sur ta lagune. De là à prétendre me connaître...

- Je vous ai vu.

- Une fois, je ne m'explique pas comment et tu as sagement poursuivi ta route sans te retourner, alors que là...

- Je n'ai plus peur.

- On dit ça.

- Relâchez mes amis !

- Ne hausse pas le ton. Tu n'y peux rien et tu ne sais où je les emmène.

- Justement. Je veux savoir.

- Je veux ? Tu n'es pas en capacité de vouloir et encore moins de savoir ou de comprendre.

- À les voir ainsi transis d'effroi, muets et gris de corps et de visage, je présume que vous ne les emportez pas en Paradis.

- En Paradis ? Tu te gausses, mais tu m'amuses. Va-t'en !

- Pas sans réponse !

- Qu'est ce que j'en sais ? On te dit instruit et tu viens me parler d'un Éden ?

- Attendez ! Sur mon âme, si j'en ai une, pourquoi emportez-vous ces trois là et pas les autres trépassés de cette étrange nuit ?

- Quels autres, bavard ?

- Le garde percé de flèches par exemple, et les vilains, dévorés par le mal des ardents ?

- Je ne pêche pas le fretin.

- Les petites gens n'ont pas droit à la barque ?

- Non.

- Ils échapperaient donc à la damnation comme les petites gens des évangiles ?

- Mômeries. J'attendais de toi plus de finesse.

- Alors quoi ?

- Vous y venez tous, par des chemins différents, et eux y viendront à la nage après bien des errances. Il y a trois manières, à ma connaissance, de traverser le Styx.

- Votre barque, la nage... et la troisième ?

- Tu la sauras bien assez tôt.

- Dites ! Je ne tremble pas.

- Allons ! Une autre fois. Je gagne toujours, ne l'oublie pas. À te revoir, pêcheur ! »

Ricanant, il pousse sur sa perche et décolle du bord. La barcasse glisse vers un banc de brume où elle disparaît avec ses passagers.

Goliard enrage de ne pouvoir les suivre.

Ses amis juifs sont irrémédiablement perdus mais Scribote est vivante, elle est là, de l'autre côté de l'étang le Maure la tient, la garde pour lui. Il doit tout mettre en œuvre pour la retrouver.

En courant, par le rivage, il rejoint le port, sa barque, appareille...

Le Goliard et la ScriboteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant