Madame Blakiers

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Il y a des moments dans la vie où tout semble prendre une tournure à la fois absurde et inéluctable. Un destin muet qui se permettait de jouer avec des fils invisibles pour tisser notre quotidien. Les chemins qui se croisent ne sont jamais un hasard, mais parfois, il est bien difficile de comprendre la logique de leur enchevêtrement. Me voici, assise dans un fauteuil en cuir marron et aux coussins impeccablement tendus, l'âme alourdie par l'énormité de ce qui vient de m'être annoncé.

Je suis dans le bureau de Madame Blakiers, doyenne de l'université. Un bureau où la réputation des grands noms et des diplômés en costume cravate se pavane sur les murs. Des trophées bien rangés dans un musée d'ambitions.

L'ambiance de la pièce est à la fois austère et majestueuse. Chaque recoin de cette salle respire la rigueur, l'ordre et la discipline. Les murs sont tapissés de boiseries sombres, soigneusement polies qui font écho à la grandeur d'un autre temps. Un bureau massif, en acajou verni, surmonté de papier timbré, de documents en piles parfaites et de plantes vertes disposées avec une précision clinique sont les témoins discrets mais efficaces du contrôle absolu qu'elle exerce. Un contrôle qui imprégne le lieu jusque dans les moindres détails.

Un globe terrestre en cristal posé sur une étagère, une montre à gousset en or, un encadrement de diplômes. Et tout autour de moi, une odeur de papier, un parfum d'archives et de secrets bien gardés.

Dans ce décor immaculé de rigueur, je me sens étrangère, petite, écrasée. Et le rôle que l'on me propose de tenir pour les jours à venir n'arrange en rien mon ressenti. Il est aussi étrange que irréel. Je frissonne. L'ampleur de la tâche m'intimide autant qu'elle me sidère.

Pourquoi moi ?

Cette question est la première pensée qui traverse mon esprit mais elle reste coincée dans ma gorge. Je n'ose la formuler à haute voix, de peur que Madame Blakiers, toujours aussi figée et implacable, n'en fasse une nouvelle occasion de me remettre à ma place.

Pourquoi moi, parmi toutes les autres ? Parmi toutes ces futures élites qui sont prêtes à se plier en quatre pour décrocher les faveurs de cette femme haut placée ? Pourquoi moi qui ne cherche rien d'autre que de rester en retrait et poursuivre mon chemin sans encombre ?

Je la fixe, l'estomac noué. Ses yeux sont aussi tranchants que la lame d'un rasoir et brillent d'une détermination sévère, presque féroce. Il n'y a ni douceur, ni compromis dans ce regard. Il est tout entier voué à la conquête de l'excellence et à l'imposition de sa vision. Son visage est une toile froide, sans expression. Pas besoin de geste grandiloquent. Pas besoin de paroles superflues. Elle impose sa présence par la seule force de son regard et de son comportement.

- Vous êtes l'une de nos meilleures élèves, si ce n'est LA meilleure, Mademoiselle Desfleur et nous tenions à vous récompenser pour votre excellence durant ces deux dernières années.

Je suis sous le choc. En proie à une confusion totale. Je balbutie et me sens soudainement dépossédée de mes moyens. Je n'arrive même pas à saisir le sens de ses paroles. Est-ce un honneur ? Une exigence ?

- Je... je ne peux pas, avec... avec les cours, je suis très prise en ce moment, tenté-je d'articuler, ma voix tremblant imperceptiblement.

Madame Blakiers ne bronche pas. Son visage autoritaire demeure figé dans une expression qui ne connaît ni le doute, ni la pitié. Elle n'a pas l'air surprise par ma réponse et semble avoir déjà anticipé ma réticence.

- Voyons, Mademoiselle, toutes les jeunes filles de cet établissement rêveraient d'être à votre place, rétorque-t-elle, légèrement condescendante. C'est une occasion unique pour vous.

La distinction de ma situation m'écrase. Je n'aspire pas à ce genre de gloire, ou du moins, je ne l'avais jamais envisagée sous cet angle-là. Le fardeau de l'excellence, c'est de devoir constamment prouver sa légitimité.

J'essaie de réfléchir mais chaque tentative me semble être un échec. Mes pensées se bousculent dans un tourbillon. Je me sens perdue dans cet entrelacs de décisions et de désirs imposés.

Je suis coincée, prise au piège dans un filet que cette femme semble avoir tissé autour de moi. Un filet qui n'est même pas visible mais dont l'effet est diaboliquement efficace.

- Je suis sincèrement désolée, mais je ne pense pas être la mieux adaptée pour ce genre de mission. J'ai une amie à qui...balbutié-je encore, tentant une dernière fois et espérant qu'une échappatoire se présente.

Mais Madame Blakiers m'interrompt brutalement.

- Mademoiselle Desfleur, cessez votre fausse modestie. C'est de vous dont j'ai besoin. Vous allez représenter l'exemplarité de notre université auprès de Jude Backer durant ces deux prochaines semaines. Un point c'est tout.

Jude Backer. Le nom résonne dans ma tête. Jude Backer, l'homme à la réputation aussi magnétique que ambiguë et que toutes les étudiantes semblent vénérer. Il n'est pas question d'un simple partenariat académique. Non, c'est plus grand que cela. C'est un test. Une mise en scène à grande échelle. Un coup de maître dans l'élite académique. Cette représentation me terrifie.

Je me sens soudainement coupable d'ignorer qui il est vraiment mais en même temps, je me rends compte qu'il n'est même pas question de cela. Je n'ai pas le choix. Madame Blakiers a prononcé une phrase que je ne peux pas rétracter. Une phrase qui me lie à un destin que je n'ai pas choisi. Elle continue, presque satisfaite de sa propre manœuvre, de sa stratégie parfaitement exécutée.

- Nous serons ravis de vous trouver l'un des meilleurs stages pour l'année prochaine, si vous acceptez bien entendu notre proposition, Mademoiselle Desfleur.

Le piège est tendu. Et cette fois, il n'y a plus d'échappatoire. L'opportunité est trop alléchante pour être ignorée et ce même si le prix à payer est trop élevé. La lente acceptation me ronge mais je ne peux qu'acquiescer.

- D'accord, dis-je enfin, ma voix marquée par une résignation absolue.

Je n'ai pas le choix. Pas vraiment.

Un sourire étrange se dessine sur les lèvres de Madame Blakiers. Il n'est pas chaleureux. Plutôt un sourire d'acier. Celui qui signifie la fin de la discussion. Celui qui en dit long sur le contrôle et le pouvoir qu'elle exerce. Un sourire presque cruel dont je ne me remets pas facilement. Elle se lève lentement et se dirige vers la porte de son bureau avec une élégance mesurée. Chaque mouvement est maîtrisé. Elle est l'incarnation d'une certaine idée de la réussite. Sa silhouette haute et imposante domine l'espace. La pièce elle-même a été façonnée pour l'accueillir.

- Merveilleux. Ne me décevez pas, Mademoiselle Desfleur, lance-t-elle, sans vraiment me regarder.

Et voilà, tout est dit.

Je me lève. Le bureau me paraît soudainement trop grand, trop imposant. Mais je me dirige vers la porte et me force à marcher avec une dignité qui n'est pas mienne. Au moment de quitter la pièce, je jette un regard furtif à mon interlocutrice. Elle est déjà occupée à réorganiser des papiers. Son regard est perdu dans ses priorités.

- Quand est-ce que la visite commence ?

- Maintenant. Nous avons fixé l'entrée de la bibliothèque comme point de rendez-vous, répond-elle presque mécaniquement, sans même lever les yeux.

Je fais un geste désinvolte. Un haussement d'épaule et un sourire de façade qui m'étonnent moi-même. Un dernier acte de résistance avant de quitter son bureau et d'affronter ce qui m'attend à l'extérieur.

Jude Backer.

Many Love - Saison 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant